Dérives urbaines



SOMMAIRE DÉVELOPPÉ

Ce sommaire est dit développé car, plutôt qu’un simple plan, il propose un résumé de chaque chapitre, avec l’ambition que vous ne résisterez pas à l’envie d’en découvrir plus.

 

CHAPITRE 1.
POURQUOI EST-IL LEGITIME DE CONSIDÉRER LA MARCHE COMME UNE BRANCHE DE L’ART CONTEMPORAIN ?

Pour la première fois dans son histoire, l’art est dégagé de toute norme et de toute référence esthétique, au point que l’interrogation sur sa nature même est devenue un enjeu pour les artistes. Tout peut désormais être de l’art ; tout, mais pas n’importe quoi : il faut encore que l’objet créé ou l’acte effectué soit porteur de signification.

Dans cette mesure, marcher en ville peut être traité comme un acte artistique. Trois dimensions, caractéristiques de l’art contemporain, justifient cette approche.

D’abord, l’enracinement dans la vie quotidienne. La fin de l’art n’est plus de bâtir un chef d’œuvre, son objet est plutôt d’ouvrir les consciences et les sensibilités pour explorer des approches nouvelles du réel. Marcher poétiquement dans la ville est une manière de résister aux pressions que l’économie et l’organisation sociale font peser sur notre environnement. La clé de cette marche artistique réside dans son pouvoir à susciter l’inattendu, une facette que les surréalistes avaient clairement mise en valeur.

Par ailleurs, l’art contemporain s’est attaché à promouvoir des pratiques qu’on peut regrouper sous l’expression de l’art du peu. Considérant le monde suffisamment encombré d’objets, certains artistes ont plutôt privilégié des initiatives modestes, créer avec rien, juste donner forme, « injecter du flou » (Gilles Deleuze) quand tout était rigoureusement organisé. Le mouvement Fluxus dans les années 1960, Jiri Kovanda un peu plus tard et même Christian Boltanski ont illustré ce principe. Sur un plan théorique, l’art qui se définit « conceptuel » va plus loin encore en contestant la nécessité de l’œuvre et en privilégiant l’intention. Allan Kaprow, Ian Wilson, Piero Manzoni ou Robert Filliou ont montré, chacun à sa manière, comment la seule utilisation attentive des sens pouvait être source d’art.

La marche, pour peu qu’elle soit consciente et attentive, a enfin une qualité très particulière qui suffirait pour la faire accéder au statut d’art, c’est sa capacité à relier l’espace et le temps. Aucune autre technique ne possède à ce point la faculté de susciter la mémoire et, par cet intermédiaire, de s’approprier l’espace : ce lieu est mien parce que je l’ai connu et que mes souvenirs personnels l’habitent. Marcher en ville peut aussi signifier « revendiquer son territoire ».





CHAPITRE 2.
POURQUOI EST-IL PLUS INTÉRESSANT DE MARCHER EN VILLE QUE DANS LA NATURE ?

Se promener dans la campagne est sans doute charmant et propice à la rêverie. Mais pour que marcher devienne un acte artistique, une création, il faut aller au-delà : affiner son attention, procéder à des découvertes, refigurer son environnement à sa propre mesure. Dans cet exercice, la ville offre infiniment plus d’opportunités que la nature.

Le premier atout de la ville, c’est d’abord la foule et les confrontations continuelles qu’elle propose au marcheur. Gérard de Nerval et Charles Baudelaire ont, les premiers, magnifié les chocs que provoquent parfois ces rencontres furtives. Parmi les artistes contemporains, beaucoup ont utilisé la foule comme un acteur direct de leur création (Jiri Kovanda, Melanie Manchot, Olivier Herring…), rendant ainsi hommage à la source d’inspiration qu’elle constitue. La ville renouvelle sans cesse les situations où le marcheur s’insère, lui donnant ainsi le rôle, irremplaçable, de recréer en permanence le lien entre l’espace public et la vie privée.

Toutes les villes n’ont pas le même pouvoir, chacune a son ambiance particulière qui influence profondément l’attitude du marcheur. L’illustration en a été donnée de façon particulièrement convaincante par deux écrivains qui ont lié leur œuvre à leur ville : Lawrence Durrell à Alexandrie et Orhan Pamuk à Istanbul. On peut glaner dans la littérature bien d’autres allusions à cette manifestation de la psychogéographie. (cf. Bonus Les villes dans une peinture d’ambiance).

Aucune ville cependant n’est uniforme, c’est avant tout une mosaïque de quartiers, chacun ayant sa sensibilité propre. De plus, ces frontières ne sont pas figées, les villes sont par nature évolutives. Plusieurs artistes dont Constant Anton Nieuwenhuys dit Constant, Ron Herron et Alain Bublex se sont efforcés de formaliser dans leurs œuvres cette notion de « villes errantes », en perpétuelle modification. Pour le marcheur urbain, en tout cas, la différence entre la ville et ses banlieues est immédiatement perceptible, le territoire dicte l’allure et commande le comportement.





CHAPITRE 3.
POURQUOI LA PRATIQUE DEVANCE-T’ELLE AUTANT LA THÉORIE ?

Alors qu’il y a tant d’adeptes de la marche, n’est-il pas étonnant que si peu de théoriciens se soient penchés sur les questions que soulève cette pratique ? Le lien entre marcher et penser a pourtant été établi dès l’Antiquité, mais il a fallu attendre Jean-Jacques Rousseau pour que la marche ne soit plus uniquement liée à un devoir et qu’elle puisse être considérée comme une expérience existentielle. Et ce n’est enfin qu’avec la révolution industrielle que la marche, en réaction contre la vitesse et l’aliénation qui caractérisent la vie moderne, a été promue comme un acte créateur. Charles Baudelaire et Walter Benjamin vont se faire les premiers hérauts de cette conception, que les surréalistes mettront ensuite en application à travers toutes sortes d’errances dans la ville.

Peu d’auteurs, néanmoins, se sont attachés à formaliser comment la marche a pu prendre place dans l’art contemporain. C’est pourquoi deux figures méritent particulièrement d’être mises en valeur : d’abord Guy Debord, dont la doctrine révolutionnaire a intégré la « dérive » dans les villes comme un élément central pour échapper à « l’insoutenable misère de la vie quotidienne » ; ensuite, moins célèbre, infiniment plus romantique, Lucius Burckhardt, qui a créé le concept de promenadologie pour décrypter les paysages, érigeant au passage la marche comme un moyen privilégié d’accès à la vérité du monde.





CHAPITRE 4.
COMMENT DISTINGUER L’ARTISTE MARCHEUR DU BANAL PIÉTON ?

Le piéton dans la ville, la plupart du temps, est indifférent. Pour qu’il marche en artiste, il faut essentiellement (il suffit ?) qu’il devienne attentif à son environnement, qu’il porte sur le monde un regard neuf et que son parcours parvienne à susciter en lui un enchantement.

Ce chapitre pose à cet égard trois questions essentielles. D’abord, comment réaliser en soi cette transformation ? Les exemples fournis par les artistes (à l’instar de Francis Alÿs et de Gabriel Orozco), ou par les écrivains (notamment Georges Perec), semblent attester qu’il n’y a qu’une seule recette : elle consiste à prêter une immense attention à tous les détails qui composent notre décor.

De là découle la seconde question, comment les artistes eux-mêmes peuvent-ils encourager le piéton à marcher en artiste ? Dans leurs efforts pour déposer dans la ville des signes capables d’aiguillonner la perception des passants, les artistes ont fait appel à tous les sens – la vue bien sûr, mais aussi l’ouïe et, plus étonnant, l’odorat. La panoplie de leurs interventions est également très large, par exemple : introduire des éléments surprenants dans le décor, ou mettre en valeur des éléments existants pour que le passant s’interroge sur leur signification, ou organiser pour les piétons des parcours agrémentés d’éléments troublants…

La dernière question abordée est de savoir quelle trace doit laisser une marche en ville pour être qualifiée d’œuvre. La réponse est loin d’être évidente. Si on se réfère au land art, où la marche a été reconnue comme un acte artistique, on constate que les grandes figures de cette discipline (Richard Long, Hamish Fulton, Andy Goldsworthy) ont adopté des attitudes très différentes. Plus fondamentalement, cette question renvoie à un attribut important de l’art contemporain, celui d’avoir remis en cause la notion même d’œuvre.





CHAPITRE 5.
COMMENT DONNER DU STYLE À SA MARCHE EN VILLE ?

La façon de marcher de chacun est unique, mais la manière dont le marcheur s’empare de la ville peut sans doute s’identifier à l’une ou l’autre de trois catégories d’attitude.

Flâner est apparemment la méthode la plus usuelle, mais sa mise en œuvre est très exigeante : il ne s’agit pas d’une vague déambulation. L’enjeu est de parvenir à oublier tout ce qu’on connaît des lieux pour créer un espace nouveau, propre au marcheur, ce que Virginia Woolf appelait « construire son propre sol». Le rythme de la marche est plutôt lent et l’itinéraire n’est jamais préconçu. Flâner, c’est apprendre à se perdre et à perdre son temps.

Arpenter, au contraire, est un acte physique et obsessionnel, qui substitue la performance à l’errance et rappelle « les bons chiens » de Charles Baudelaire, « excités par les puces, la passion, le besoin ou le devoir». Le groupe qui a constitué le laboratoire d’art urbain Stalker à la fin des années 1990 en est une parfaite illustration. Mais d’autres artistes, ponctuellement, ont utilisé cette méthode comme support à une performance, notamment Vito Acconci, Laurent Malone, Francis Alÿs, Miroslav Tichý

La troisième méthode, je propose de l’appeler « Labyrinther », quand la marche n’est plus seulement un acte artistique, et qu’elle se rapporte à un égarement profond, recherché ou subi. Le thème a été très largement utilisé en littérature, Paul Auster, Georges Perec ou Vitaliano Trevisan en sont de parfaits illustrateurs. Mais des artistes plasticiens se sont également attachés à faire œuvres de leurs déambulations les plus hasardeuses, comme André Cadere, Stanley Brouwn ou Sophie Calle.





CHAPITRE 6.
QUE FAIT L’ARTISTE DE LA RUE QUAND IL S’EN EMPARE ?

Personne ne possède totalement la vision de la ville, chacun en a une connaissance parcellaire. L’artiste-marcheur a cette capacité privilégiée d’offrir une interprétation nouvelle, différente, de la fable que la ville raconte à chacun de nous.

La première méthode à la disposition des artistes est de prélever les matériaux des rues et, par ce geste, leur conférer une puissance renouvelée. Cela va de la simple collecte des débris qui jonchent le sol, comme Francis Alÿs et Gabriel Orozco l’ont illustré, à la réorganisation des éléments prélevés dans une mise en scène originale, l’exemple le plus emblématique de cette démarche étant l’œuvre de Kurt Schwitters, qui y a consacré sa vie. Depuis, les « assembleurs » poursuivent la reconfiguration du réel, de Robert Rauschenberg à Julien Berthier.

Une seconde voie utilisée par les artistes-marcheurs urbains est de mettre en cause le statut même de l’espace public. Cette interrogation a été expérimentée par Sophie Calle et elle est un fondement du travail effectué par Francis Alÿs. Les lieux ne sont pas de simples espaces, ils sont produits par un contexte social, que l’artiste souligne, pour le rendre signifiant, (Tania Mouraud, Bertrand Lavier…) ou détourne, pour en interroger l’usage (Adel Abdessemed, Bani Abidi…). La ville est à la fois un lieu intime et un lieu collectif, au cœur de ces deux statuts antagonistes l’artiste introduit des dérèglements infimes.





CHAPITRE 7.
POURQUOI L’ART MARCHÉ SE PRÊTE-T-IL PARTICULIÈREMENT À L’ENGAGEMENT POLITIQUE ?

La rue des villes est un espace très particulier où s’expriment à la fois la liberté des individus et l’autorité des pouvoirs publics. Une telle conjonction devient facilement source d’affrontements. L’intervention des artistes y prend donc facilement une dimension politique, que j’illustre à travers trois types d’actions.

Marcher pour résister est lié aux origines mêmes de la flânerie baudelairienne. Les artistes font preuve de résistance principalement en introduisant dans la ville des perturbations symboliques. Ils suscitent de la gêne, comme l’a mis en œuvre le mouvement Fluxus et comme le reprend aujourd’hui le groupe Improve Everywhere. Ils entravent les mouvements de la ville, poétiquement comme l’illustre la Coréenne Kimsooja, ou techniquement comme l’a conçu Veit Stratmann, ou brutalement, dans la tradition des barricades, comme l’a renouvelée Christo.

Marcher pour dénoncer répond à la « valeur critique » des œuvres d’art que le sociologue Pierre Bourdieu a mis en valeur. On en trouve de brillantes illustrations dans les univers de Francis Alÿs ou de Mircea Cantor, par exemple. En revanche, cette notion suscite de fortes polémiques dès que l’artiste dépasse le domaine symbolique, comme a tenté de le faire Krysztof Wodiczko.

Mais également marcher pour rassembler, car l’art sait bien faire appel au jeu, à l’imagination, au plaisir : valeurs fédératrices par excellence. Un artiste très représentatif de cette tendance est Tadashi Kawamata, qui associe fréquemment le public à ses créations. Plus généralement, la marche a su se faire artiste dans le train des mouvements contestataires, comme l’illustre aujourd’hui avec talent le mouvement Reclaim the Streets.

Marcher donc, dès qu’il s’agit de planter un peu d’imaginaire dans un monde soudainement trop étroit…