Dérives urbaines



CHAPITRE 1.
POURQUOI EST-IL LEGITIME DE CONSIDÉRER LA MARCHE COMME UNE BRANCHE DE L’ART CONTEMPORAIN ?

« Puis il demanda aux élèves de noter trois choses dans leurs cahiers,
qui pourraient leur être utiles plus tard s’ils ne les oubliaient pas. Les voici :
1° Chacun de nos cinq sens renferme un art
2° En matière d’art, la plus grande discrétion doit être observée
3° L’artiste doit saisir la moindre miette de vent. »

Lawrence Durrell

Francis Alÿs est l’une des figures les plus importantes de « l’art marché ». En 1994, à l’occasion d’une biennale artistique à La Havane, il a arpenté les rues de la ville avec aux pieds des chaussures aimantées qui collectaient les résidus métalliques jonchant son chemin. L’action filmée et photographiée s’intitule Zapatos magneticos (Chaussures magnétiques), elle fait partie des « fables urbaines » les plus saluées et reconnues. Mais, pour beaucoup, la question demeure : est-ce bien de l’art ?

Les générations de notre époque partagent, sans en être assez reconnaissantes, sans en être même assez conscientes, une conquête remarquable : l’art est enfin débarrassé de la recherche de la perfection et, plus encore, il est déchargé de toute norme formelle. Dans les débats sur le progrès, sur les avantages comparés des temps anciens et des temps modernes, cet argument est bien rarement avancé. Et pourtant, c’est une belle liberté que nous avons gagnée là.

Cela remonte sans doute à cet iconoclaste de Marcel Duchamp : en inventant le ready-made en 1913, un objet banal élevé au statut d’œuvre d’art par la seule volonté de l’artiste, il a rendu obsolètes tous les critères esthétiques traditionnels. Quand il baptise Fontaine un urinoir de fabrication industrielle et l’expose dans une galerie, il déqualifie par avance tout jugement de goût.

© Marcel Duchamp

© Andy Wharol

Andy Warhol ne fait ensuite qu’enfoncer le clou un peu plus profondément. Mais, comme il en advient à toutes les libertés, celle du jugement esthétique est devenue gênante, quand on s’est rendu compte qu’on ne savait plus comment définir ce qui relevait de l’art et ce qui n’en était pas. L’interrogation sur la nature même de l’art occupe une place importante dans l’art contemporain. Passons vite sur les experts qui ont choisi le ton de la moquerie, stigmatisant cette approche de « l’Art-sur-l’art », où « l’investissement psychique s’est déplacé de l’œuvre à l’intention, de l’élaboration à la proposition théorique, de la mise en œuvre au discours (1) » ; c’est juste la nostalgie des temps enfuis qui s’exprime alors. Ne nous attardons guère non plus sur ceux, très nombreux, « qui définissent l’art en l’opposant au travail, témoignant ainsi de la piètre opinion qu’ils se font de l’un comme de l’autre (2) » ; ce sont les pourfendeurs du je-m’en-foutisme, ceux dont les fils sauraient en faire autant, et qui dénoncent inlassablement le scandale du statut des intermittents.

J’ai lu des textes très savants pour tenter d’avoir une réponse convaincante à cette interrogation et je n’ai pas tout compris. J’ai quand même retenu une amorce d’explication donnée par Arthur Danto, une figure reconnue de la philosophie américaine contemporaine, qui découvre en 1964 les fameux tableaux d’Andy Warhol reproduisant à l’identique des boîtes de produits détergents Brillo. Il en tire une profonde analyse de la révolution esthétique : puisque l’œil ne discerne pas de différence entre les produits commerciaux et le tableau qui les représente, c’est que l’œuvre d’art n’est pas identifiable par le regard ; elle n’existe que parce qu’on reconnaît un contexte qui permet de la qualifier ainsi. Le philosophe conclut à la « fin de l’art », mais l’expression est trompeuse, il veut seulement dire que « l’Art pris comme une abstraction, l’Art avec un grand A, n’existe pas ». Le moment que nous vivons est sans précédent dans l’histoire, « un moment où tout peut être de l’art, où tout est enfin possible ». Tout, mais pas n’importe quoi, l’objet ou l’acte est forcément porteur de signification. Danto conclut son ouvrage La Madone du futur par cet hommage : « J’admire l’inventivité des artistes qui réussissent à transmettre du sens en se servant des moyens les moins traditionnels. Le monde de l’art est le modèle d’une société pluraliste, dans laquelle toutes les barrières enlaidissantes ont été renversées (3). » Sous l’égide de ce prestigieux patronage, je pense pouvoir affirmer que la marche a sa place dans la société artistique, c’est-à-dire qu’il est permis de considérer l’art comme une sécrétion de la marche et la marche comme une immersion dans l’art.

Je ne suis pas seul dans cette conviction, elle a reçu une reconnaissance universitaire de poids. A Nancy, haut lieu de formation, les trois écoles d’ingénieurs (Mines), de commerce (ICN) et des arts (Ensa) ont décidé de mettre en place des ateliers communs à tous les étudiants pour les ouvrir à des considérations dépassant leur propre spécialité. Ce n’est pas un hasard si l’un des ateliers proposés par l’école d’art s’intitule Marcher ; selon ses concepteurs, il s’agit de considérer la marche à la fois « comme sujet d’étude, comme pratique artistique et comme méthode de travail et d’investigation ». La marche, pratique artistique au programme d’écoles prestigieuses, peut-on imaginer plus convaincante consécration ?

Il y a de bonnes raisons pour cela, on peut en retenir quelques-unes en s’attachant à deux éléments caractéristiques de l’art contemporain. Le premier est le dogme d’un art lié à la vie, dont l’objet est de substituer au « chef d’œuvre », jusqu’alors fin unique de l’activité artistique, des actions ou des initiatives, souvent éphémères, mais « susceptibles d’explorer de nouveaux états de conscience (4) » ; n’est-ce pas l’une des vertus de la marche que d’ouvrir ce type de perspective ? Le second est l’ensemble des pratiques regroupées sous le vocable « d’art du peu » : considérant le monde déjà suffisamment encombré d’objets, des artistes ont tenté de repenser la forme de leurs interventions et de créer des œuvres modestes, voire minuscules ; le marcheur ne pourrait-il pas être partie prenante de ce type de pratiques ?

J’aime particulièrement la formule qu’avait coutume d’employer Kees Van Dogen et qu’il a mise en pratique avec une vigueur jamais entamée : « Vivre est le plus beau tableau ; le reste n’est que peinture. » Que l’art et la vie se pénètrent mutuellement n’est pas une idée nouvelle. Dans les années 1920, Karel Teige décrivait ainsi ce qu’il appelait le poétisme : « L’art que le poétisme apporte est léger, folâtre, fantasque, ludique, non héroïque et érotique (…) Il met l’accent sur les beautés de la vie, loin des ateliers et des bureaux renfermés, il indique le chemin qui va de nulle part à nulle part (…) parce que tel est le chemin de la vie (5). » A cette époque, il s’agissait de réagir à la dictature que l’uniformité technique était censée exercer sur les arts, et donc de privilégier « les données immédiates de la sensibilité », « l’art de prendre son temps », « la mélodie du cœur », « la culture de l’éblouissement magique », etc. C’est dans cette tradition que s’inscrit le recours à la marche comme outil d’une poétique du réel.

Dans son essai visant à établir une typologie des expériences esthétiques, Hans Robert Jauss énumère les différents modes d’identification possibles du spectateur à l’objet représenté, et celui qui conviendrait le mieux à la marche considérée comme un art serait « l’identification ironique ». Dans cette approche, « le spectateur est arraché à l’emprise de l’attitude esthétique pour le contraindre à réfléchir et à développer une activité esthétique autonome (6) ». Il me semble que dans un monde toujours plus fonctionnel et réglementé, où la culture elle-même tend à s’industrialiser, c’est bien le rôle des arts mineurs de préserver la singularité de l’expérience esthétique. Car ce mode d’identification ironique ne suscite pas nécessairement une adhésion, il propose juste une opportunité à qui veut la saisir, il n’offre pas un modèle, il sensibilise la perception pour favoriser une créativité personnelle. La marche procède exactement ainsi : elle est la plupart du temps un exercice subit, mais chacun de ceux qui la pratiquent peut lui donner une autre dimension, celle d’une création très personnelle et qui engage alors toute la personnalité, en mariant une manière de faire à une manière d’être, attitude poétique pour peu qu’elle devienne consciente.

C’est pour cette raison que Michel de Certeau a inscrit la marche en ville comme une de ces pratiques très diverses, une de ces « performances opérationnelles », qui permettent de réinventer le quotidien. Alors que le citoyen est supposé être le consommateur passif de produits anonymes, il suffit d’introduire un léger écart dans l’usage de ces produits pour en détourner la contrainte. Marcher poétiquement dans sa ville est une façon de résister à la pression pour consommer qui prévaut dans ses agencements. Il s’agit de faire comme ces ethnies indiennes qui semblaient consentir aux colonisateurs espagnols mais qui modifiaient dans leur usage les règles qu’elles paraissaient avoir adoptées. Michel de Certeau décrit ces pratiques comme « des astuces de chasseurs, des mobilités manœuvrières, des simulations polymorphes, des trouvailles jubilatoires, poétiques autant que guerrières », le champ des actions qu’offre la ville au marcheur est infini. Toutes permettent de retrouver, « dans la métropole électrotechnicisée et informatisée, l’art des chasseurs ou des ruraux de naguère ». La référence n’est pas passéiste, elle témoigne seulement de l’influence que chacun de nous peut exercer sur son environnement. « Le quotidien, écrit-il, s’invente avec mille manières de braconner (7). » La marche fait partie de l’arsenal et, utilisée comme telle, elle est indéniablement un art, car n’est-ce pas l’objet premier de l’art que de réenchanter la vie ? Mais elle n’est pas un art qui enjolive le réel, que l’on contemple et dont on se délecte ; elle est un art qui s’approprie le réel, donnant à nos actes et à nos comportements une signification nouvelle, un art qui nous forme et nous informe.

Pour tous les braconniers anonymes, Raymond Hains pourrait constituer une figure tutélaire. Il fut parmi les premiers à s’emparer des éléments les plus triviaux trouvés dans la rue et à leur donner, du seul fait de les isoler, de les déformer ou de les agrandir, un statut d’œuvre d’art, comme la Palissade aux emplacements réservés présentée à la première Biennale de Paris en 1959. Ses interventions mettent en évidence les rapports cachés existant entre des objets qu’il emprunte à de multiples sources et avec lesquels il compose des calembours emblématiques. Il disait : « Inventer, c’est aller au-devant de mes œuvres. Mes œuvres existaient avant moi, mais personne ne les voyait, car elles crevaient les yeux. »

© Raymond Hains

Dans le rapprochement de l’art et de la vie qui caractérise l’art du xxe siècle, une autre donnée essentielle est de privilégier l’instant présent. Encore un héritage de Marcel Duchamp qui prônait ainsi le dilettantisme : « J’aime mieux vivre, respirer, que travailler […] Donc, si vous voulez, mon art serait de vivre ; chaque seconde, chaque respiration est une œuvre qui n’est inscrite nulle part, qui n’est ni visuelle, ni cérébrale. C’est une sorte d’euphorie constante (8). » Bien sûr, il aurait dit la même chose d’une promenade, d’une foulée, d’un pas dans la rue. On verra que la marche a suscité des œuvres de nature très variée, mais peut-être n’a-t-elle même pas besoin de se formaliser dans une œuvre, elle appartient à cet ordre de l’éphémère dont les surréalistes ont fait l’apologie et sur lequel Robert Desnos a brodé des mirages :

EPHEMERE
FMR
(folie-mort-rêverie)
Les faits m’errent
Les faix, mères
Fernande aime Robert
pour la vie !

La ville elle-même est éphémère, comme l’a particulièrement mis en valeur la photographe américaine Bérénice Abbott. En 1935, elle a entrepris un travail très original qu’elle a intitulé Changing New York. Il n’y est pas question d’une évocation nostalgique des places et des monuments remis en cause par la modernité, il s’agit plutôt d’une tentative pour capter l’esprit d’une ville soumise à un perpétuel processus de transformation. Elle écrit ceci : « Le tempo de la ville n’est pas celui de l’éternité, ni celui du temps, mais celui de l’éphémère. » Sa recherche, c’est de parvenir à capter la disparition de l’instant.

Les surréalistes avaient d’ailleurs mis en valeur une autre facette de la marche propre à en faire une œuvre d’art : son pouvoir à susciter l’inattendu. Pour le marcheur des rues ouvert à toutes les rencontres, la poésie peut naître à chaque instant, surgissement soudain d’images auxquelles il n’avait pas encore prêté attention, ou mystère au fond de soi que le mouvement soudain ranime. L’art est un accident, il intervient alors qu’on ne l’attendait pas, au détour d’une rue, à un carrefour, quand, selon les termes de Cocteau, « la poésie dévoile les choses surprenantes qui nous environnent et que nos sens enregistraient machinalement ». Il s’agit juste d’échapper un instant au rythme habituel de la ville, celui que nous dictent nos préoccupations et nos emplois du temps, d’abandonner nos mortelles habitudes et alors peut-être va survenir l’art, comme une soudaine averse. Rebecca Solnit, qui a écrit un livre précisément intitulé L’Art de marcher, décrit ainsi le phénomène : « C’est à la faveur du hasard, inespéré, que nous trouvons ce que nous cherchions sans le savoir, et aussi longtemps qu’un endroit ne nous surprend pas, nous ne pouvons pas prétendre le connaître (9). »

Si on suit ce précepte, alors je suggère de définir la marche comme un art sérendipien, ou sérendipitant, ou sérendipiteur…, l’adjectif du néologisme anglais serendipity n’existe pas encore. Il signifie le fait de trouver quelque chose qu’on n’attendait pas, mais qui est apparu au détour d’une autre recherche. La marche détient ce pouvoir de donner aux éléments qui nous environnent une signification qui nous était cachée. Quand le marcheur capte le réel et parvient à le révéler ou le recréer, ses pas composent alors une figure éphémère qui est comme une sculpture invisible. C’est cela être un artiste de la vie.

Le marcheur fait également partie de ces artistes qui ont renoncé aux œuvres d’envergure et qui ont suivi le précepte de Gilles Deleuze : « Croire au monde, c’est aussi bien susciter des évènements même petits qui échappent au contrôle, ou font naître de nouveaux espaces-temps, même de surface ou de volume réduit (10). » « L’art sans qualité », « l’art des activités ordinaires », « l’art hors les normes », « l’art outsider » : sous tous ces vocables, c’est une tendance importante de l’art du xxe siècle qui s’affirme, une tendance d’ailleurs où s’alimente aisément l’hostilité du public à l’égard de l’art contemporain. Elle est pourtant une réaction directe au processus de rationalisation du travail qui accompagne la civilisation industrielle. Au xixe siècle, l’art se prenait terriblement au sérieux ; le romantisme alors déchaînait les constructions les plus alambiquées et chacun revendiquait sa propre définition du génie. Mais au moment où l’efficacité de la production a exigé de réduire le travail à un ensemble de gestes simples, l’art de son côté a négligé ses maîtrises techniques traditionnelles et rassurantes ; il s’est affirmé comme l’espace unique de la gratuité, celui qui doit permettre à l’homme de déployer la totalité de son expérience. Créer avec rien, juste donner forme, ou comme disait encore Deleuze « injecter du flou et du devenir là où règnent avant tout le quadrillage et le formatage », voilà le fondement de ce qu’on peut nommer « l’art du peu ». Marcher en ville peut évidemment s’intégrer dans cette tradition et en constituer une illustration convaincante. D’ailleurs, dans la préface qu’il a rédigée à l’un des ouvrages consacrés à ce thème, l’écrivain Enrique Vila-Matas raconte comment la marche lui a permis de s’inscrire dans cette catégorie de créateurs : « Je décidai donc que ma vie serait une œuvre d’art. Et je parvins un temps à être un modèle élégant, et même admirable, d’artiste sans œuvres. Je ne produisais rien, mais je remarquais que tout le monde me connaissait à Barcelone. L’essentiel de mon art consistait à me promener au crépuscule et, à midi, à prendre le soleil aux terrasses d’une ville dont je savais déceler les infinies nuances de gris (11). » Il y a profusion d’illustrations de l’art du peu mais fondamentalement la marche peut se référer à deux branches de cette pratique, l’une étant de produire à peine et l’autre de produire à côté, selon que l’on privilégie l’économie de moyens ou le caractère saugrenu du résultat.

Dans l’ordre des « bricolages du quotidien » auxquels se livre l’art contemporain, marcher pourrait bien apparaître comme une formidable dépense d’énergie au regard des actes chétifs, parfois infimes, qui ont été promus en œuvres. Fluxus, un réseau d’artistes qui a multiplié les initiatives artistiques au début des années 1960, a popularisé un principe qui a fait florès : tout peut être art, n’importe qui peut faire de l’art, et c’est le devoir de l’artiste de démontrer qu’il n’est ni indispensable ni exclusif.

« L’art-jeu doit être simple, amusant, sans prétention, s’intéressant aux choses insignifiantes, ne demandant ni habileté particulière ni répétitions innombrables et n’ayant aucune valeur marchande ou institutionnelle (12). » Selon ce principe, Ben a réalisé des actions caricaturalement banales, comme balayer la rue de l’Escarène du numéro 1 au numéro 32, ou attendre le bus pendant seize minutes ; il baptisait ces œuvres Art d’attitude.

Ce fut aussi le cas pour l’artiste tchécoslovaque Jiri Kovanda : chacune de ses créations se composait d’un court texte tapé à la machine et d’une photo le montrant en train de réaliser sa performance, toujours des actes basiques : rassembler des tas de poussière dans la rue, ou répandre du sucre le long d’un trottoir, ou attendre un coup de téléphone... Le public était présent mais ne réalisait évidemment pas que quelque chose était en train de se dérouler, l’aurait-il remarqué qu’il n’aurait pas soupçonné que ce fût de l’art. Sa dernière action a eu lieu le 28 janvier 1978, il a donné rendez-vous à des amis et… il a pris la fuite.

Peut-être s’est-il souvenu des trois artistes complices, Christian Boltanski, Jean Le Gac et Paul-Armand Gette, qui, à partir de mai 1970, ont effectué ensemble neuf promenades dans Paris et ses environs, avec la volonté de produire chaque fois une « action artistique ». Par exemple, lors de la seconde promenade aux Buttes-Chaumont, Boltanski a placé des boules de terre dans une allée, Gette a accroché des cristaux et Le Gac a photographié Gette regardant une image. Vraiment des initiatives de peu… Pour garder trace de leur « performance », ils ont chaque fois envoyé un carton à leurs correspondants traditionnels, mentionnant le mois et l’année de réalisation, le jour étant celui du cachet de la poste. La dernière promenade était prévue passage du Caire, ils ont envoyé le carton… mais ils ne se sont pas rendus sur place (13).

Toutes ces actions sont certes peu ambitieuses, mais elles impliquent encore une réalisation. L’art ira beaucoup plus loin dans la dématérialisation des œuvres, souvent réduites à des principes, des idées, des intentions, jusqu’à composer un mouvement qu’on nommera l’art conceptuel, apparu dans les années 1960. L’esprit de ce mouvement traduit le fait que l’art doit renoncer à représenter le monde, la forme de l’œuvre n’est donc pas une fin en soi. Nul besoin de produire un objet pour revendiquer un statut artistique : toute forme convient pour autant qu’elle produise un sens, c’est-à-dire qu’elle contienne une information et un moyen sensoriel de la percevoir. En 1969, un professeur du Nova Scotia College of Art and Design avait demandé à différents artistes d’envoyer à ses étudiants des instructions pour réaliser une œuvre. La proposition de Robert Barry était que les étudiants s’accorderaient sur une idée dont ils garderaient le secret ; l’œuvre existerait aussi longtemps que la confidentialité serait respectée par le groupe.

Tous les sens ont été sollicités par les artistes, et d’abord le regard. Allan Kaprow raconte qu’il avait monté à Paris de petites pièces dont le principe était juste « de croiser quelqu’un dans la rue. Et sur ce qui se passe alors : regard…, sourire…, échange d’information…, changement dans la façon de se croiser – parfois on se retourne – question… Qu’est-ce qu’on va faire après s’être regardés ? C’est très facile, ou très difficile (14) ». Jean-Yves Jouannais, en épilogue de son livre sur les artistes sans œuvres, cite l’étrange expérience de Firmin Quintrat qui, à l’âge de vingt-sept ans, décida de consacrer ses jours à regarder le plus grand nombre possible de ses contemporains. Parcourant le monde, « il visita les villages, traversa les faubourgs, s’arrêta aux carrefours des grandes villes et consacra quelques secondes à tous les visages qui se présentaient à lui. Il ne tint pas les comptes de ses rencontres, pas plus qu’il ne confia ses émotions à un journal. Ses yeux furent ses seuls acolytes (15) ». Gratuité exemplaire d’une vie d’artiste !

© Jiri Kovanda

Celle de Ian Wilson fut consacrée à la conversation, baptisant sa pratique de « communication orale » et la considérant comme de la sculpture. Il émettait des certificats précisant le lieu, la date et le nom des participants des entretiens auxquels il a assisté ; il ne mentionnait ni le sujet ni le contexte, il indiquait seulement « there is a discussion », la seule certitude étant la présence de l’artiste, dont on ne savait d’ailleurs rien d’autre. En 1968, il a fait publier dans le New York Times une annonce disant que l’œuvre Temps a été introduite pour la première fois dans la ville : « elle consiste au mot temps dit en réponse à la question "Quelle est votre œuvre dans l’exposition ?" ». Pendant quarante ans, sans aucune concession, il a assumé cette logique radicale de dématérialisation de l’objet d’art. « En restant attaché au visible et surtout au faire, il a réussi le tour de force de rendre tangibles et concrets des états d’abstraction, de les réifier (16). »

L’apogée de l’art du presque rien me semble atteinte avec Piero Manzoni, mort de froid (peut-être aussi d’une cirrhose) dans son atelier en 1963, à l’âge de trente ans. Il avait conçu en 1959 les Corps d’air composés d’un ballon de baudruche, d’une boîte de crayons, d’un trépied et d’une description – sur demande –, au prix de 200 lires le litre. Le ballon était gonflé par l’artiste, sa respiration devenant ainsi objet d’art et identifiant l’artiste à l’art lui-même. Il avait écrit : « L’art est à même de devenir une continuation naturelle et spontanée de nos processus psychobiologiques, une extension de notre vie organique elle-même. » J’ajoute évidemment que la marche en est une vibrante illustration. Les provocations que constituent ses œuvres illustrent cette simple pratique d’abolir la différence entre l’art et la vie. L’art naît d’une pulsion inconsciente, il est la traduction de nos émotions les plus intimes, pour reprendre les mots de Manzoni : « Il n’y a rien à dire, il n’y a qu’à être, il n’y a qu’à vivre (17). »

L’art du peu se révèle non seulement dans ses intentions, mais également dans ses résultats. Quand l’art s’interroge sur sa finalité, Robert Filliou en appelle pour sa part à la « révolte des médiocres (18) ». Economiste de formation, il recommande une « économie poétique », où le travail ne serait plus une accumulation de tâches pénibles et subies, mais une pratique ludique ; l’art reste une affaire de spécialistes, alors qu’il devrait se concevoir comme « une fantaisie joyeuse et non spécialisée ». Sa définition est célèbre : « L’art n’est qu’un moyen pour rendre la vie plus intéressante que l’art. » Il faut donc commencer par se débarrasser du savoir-faire, susceptible de brider la créativité, et à cette fin il établit un principe d’équivalence entre le bien fait, le mal fait et… le pas fait. Ses œuvres sont en ligne avec ses principes. Au début des années 1960, il a organisé des expositions nomades dans la Galerie Légitime : en fait, il montrait aux passants des petits objets qui étaient rangés dans une casquette (qu’il avait achetée au Japon quand il travaillait pour l’ONU) ou dans un chapeau ; il appelait cela « l’art en fraude ». En 1962, le 3 juillet, entre 4 heures et 21 heures, il a erré dans les rues de Paris, en compagnie de Ben Patterson, des Halles à la Coupole, avec, de 9 heures à 11 heures, un arrêt au cimetière du Père-Lachaise, près de la tombe de Gertrude Stein. De cette dérive parisienne, il a dit qu’elle était de l’art, peut-être juste parce que son rapport au monde s’en est trouvé enrichi.

Quand on considère les médiocres résultats des œuvres entreprises sous ces auspices théoriques, la vraie question est celle que pose Jean-Yves Jouannais : « A quoi bon produire soi-même le médiocre puisque nous en sommes tous capables (19) ? » Il apporte pourtant de multiples illustrations de ces tentatives dérisoires. Par exemple, il décrit l’œuvre de Jacques Lizene, artiste belge né en 1946 et qui a pris parti dès 1966 pour un « art sans talent ». Ses productions : Contraindre le corps à s’inscrire dans le cadre de la photo, obligeant à des contorsions de plus en plus grotesques à mesure que l’appareil se rapproche (1971), un film raté et barré à la main image par image (1972), Sculpture nulle pour une pioche et une guitare électrique (1979). Je n’ai pas trouvé trace d’une marche en ville, mais le sujet sans doute aurait pu l’inspirer. Bien d’autres exemples seraient susceptibles d’affronter ce reproche d’un résultat médiocre ou incongru. Mais à la question qu’il a posée, Jouannais apporte une réponse convaincante : « La médiocrité n’est pas une aspiration démagogique ou masochiste à la honte, mais s’affirme comme le rêve de ménager le lien social et de pointer ce que le réel recèle de poésie véritable. » De cela, les dérives d’artistes vont nous fournir de remarquables illustrations.

En admettant maintenant que la marche soit reconnue comme une branche de l’art contemporain, il faut encore s’interroger sur la caractéristique particulière, la dimension originale, qui la rend précieuse, peut-être irremplaçable. Cette spécificité de l’art marché, je propose de la définir comme sa capacité à relier l’espace et le temps. Le marcheur se déplace aussi dans sa mémoire, il convoque ses références pour interpréter ce qu’il voit, il n’est en fait jamais sans but, même s’il a oublié lequel. Raymond Queneau aimait à dire : « A travers les rues de Paris, je reconquérais ma mémoire. » Façon de reconnaître que ce qu’il poursuivait à travers ses déambulations c’était bien « l’histoire / qui se dépose sur la ville / en traces plus ou moins futiles / qu’on déchiffre comme un grimoire (20) ». Et Italo Calvino faisait le même constat : « […] la ville ne dit pas son passé, elle le possède pareil aux lignes d’une main, inscrit au coin des rues […]. (21) » La marche dans la ville est bien une façon de réveiller les souvenirs enfouis au creux des pierres, au fond des cours, et de réenchanter la mémoire.

Remarquez d’ailleurs comme les livres de souvenirs sont emplis de lieux élevés au rang de personnages. Ils nous marquent autant que nous les marquons. Ainsi, Jacqueline Mesnil-Amar, elle est à la recherche de son mari, membre de l’Armée juive et qui n’est pas rentré chez lui le 18 juillet 1944, elle parcourt la ville en tous sens : « Tous les quartiers de Paris, je les ai traversés, au cours de cette marche interminable, tant de Paris successifs, tous mes Paris intérieurs, mes avenues, mes rues, les plus belles, les plus laides, les plus anciennes, les plus nouvelles, je les ai remontées presque les yeux fermés, étrangère à ma ville soudain, par ma peine, et pourtant liée à elle pour toujours (22). » Quelle autre œuvre que la marche serait capable d’insérer la ville dans une aventure si personnelle ? On marche dans les rues avec nos souvenirs ; ou bien ses souvenirs poussent le marcheur à fuir dans le dédale des rues ; ou encore l’artiste-marcheur abandonne des signes à l’intention de ceux qui le suivront… De toutes les manières possibles, quand on marche, les fils du temps tissent inextricablement l’espace.

Michel Foucault a expliqué à quel point l’espace dans lequel nous vivons est encombré de références multiples. Mais parmi tous ces lieux, nous en identifions quelques-uns qui s’opposent à tous les autres, qui sont destinés en quelque sorte à les effacer, à les neutraliser ou à les purifier. Foucault les appelle des « contre-espaces », des « utopies localisées », ceux que les enfants se créent avec facilité, au fond d’un jardin, au creux d’un grenier, dans la douceur du grand lit des parents : « C’est sur ce grand lit qu’on découvre l’océan, puisqu’on peut y nager entre les couvertures ; et puis ce grand lit, c’est aussi le ciel, puisqu’on peut bondir sur les ressorts ; c’est la forêt, puisqu’on s’y cache ; c’est la nuit, puisqu’on y devient fantôme entre les draps ; c’est le plaisir, enfin, puisque, à la rentrée des parents, on va être puni (23). »

Considérez cela et demandez-vous si l’un des bonheurs indissociables de la marche n’est pas de même nature : l’ambition d’implanter dans un lieu public une marque qui nous soit propre. Les amoureux connaissent cela, jalonnant leurs parcours d’endroits mythiques où plus jamais ils ne pourront passer sans frémir. L’art particulier de la marche pourrait tenir à sa faculté de découper dans l’espace « une utopie localisée » où la mémoire viendra se nicher quand il sera temps.

Lawrence Durrell l’avait prophétisé : « Le mariage du Temps et de l’Espace, voilà la plus grande histoire d’amour de notre époque. Cette union paraîtra aussi poétique à nos arrière-petits-enfants que le mariage de Cupidon et de Psyché pour nous (24). » La marche est l’outil de cette histoire. Sa première qualité est de rendre sensible la présence du passé dans le présent, et le sceau de son œuvre c’est d’honorer ce passé qui colle à l’esprit « comme des traces de parfum sur une manche. »





  1. Jean-Philippe Domecq, Misère de l’art (Calmann-Lévy, 1999)
  2. Nicolas Bourriaud, Formes de vie. L’art moderne et l’invention de soi (Denoël, 1999-2003-2009)
  3. Arthur Danto, La Madone du futur (Seuil, 2003)
  4. François Barre, « Avant-propos » du catalogue de l’exposition « Hors Limites - L’Art et la Vie, 1952-1994 » au Centre Georges-Pompidou, de novembre 1994 à janvier 1995
  5. Karel Teige, Liquidation de l’art (Allia,2009)
  6. Hans Robert Jauss, Petite Apologie de l’expérience esthétique (Allia, 2007)
  7. Michel de Certeau, L’Invention du quotidien (Gallimard, 1990)
  8. Jean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvres, I would prefer not to (Hazan, 1997 - Gallimard, 2009)
  9. Rebecca Solnit, L’Art de marcher (Acte Sud, 2002)
  10. Thierry Davila, Marcher, créer. Déplacements, flâneries, dérives, dans l’art de la fin du xxe siècle (Editions du Regard, 2002). Le même auteur a également écrit un ouvrage consacré à l’art du peu et intitulé De l’inframince. Brève histoire de l’imperceptible, de Marcel Duchamp à nos jours (Editions du Regard, 2011). Marcel Duchamp avait défini l’inframince comme le délai qui sépare « le bruit de la détonation d’un fusil (très proche) et l’apparition de la marque de la balle sur la cible».
  11. Préface de 2007 au livre de Jean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvres, I would prefer not to (Hazan, 1997 - Gallimard, 2009)
  12. Fluxus, Révolution (L’Esprit du Temps, 2009)
  13. Voir Une scène parisienne 1968-1972, Centre d’histoire de l’art contemporain, Université Rennes 2 (1991)
  14. Catalogue de l’exposition « Hors Limites - L’Art et la Vie, 1952-1994 » au Centre Georges-Pompidou, de novembre 1994 à janvier 1995
  15. Jean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvres, I would prefer not to (Hazan, 1997 - Gallimard, 2009). Malheureusement, le personnage de Firmin Quintrat est tout à fait imaginaire, comme d’ailleurs Félicien Marbœuf (1852-1924), longuement décrit et dont l’œuvre aurait été d’être l’inspirateur de Proust.
  16. Arnaud Ceglarski, Etre au monde, in Habiter poétiquement le monde, catalogue de l’exposition au musée d’Art moderne de Lille, de septembre 2010 à janvier 2011
  17. Piero Manzoni, Contre rien (Allia, 2002)
  18. Robert Filliou, Enseigner et apprendre, arts vivants (Archives Lebeer Hossmann, 1988)
  19. Jean-Yves Jouannais, L’Idiotie (Beaux-Arts Magazine, 2003)
  20. Postface d’Emmanuel Souchier au recueil des articles de Raymond Queneau Connaissez-vous Paris ? (Gallimard, 2011)
  21. Italo Calvino, Les Villes invisibles (Gallimard, 1972)
  22. Jacqueline Mesnil-Amar, Ceux qui ne dormaient pas. Journal, 1944-1946 (Stock, 2009)
  23. Michel Foucault, Le Corps utopique - Les Hétérotopies (Editions Lignes, 2009)
  24. Lawrence Durrell, Balthazar (Buchet-Chastel, 1959)