Dérives urbaines



CONCLUSION

« Etre contemporain, c’est simplement savoir ce qu’on ne peut plus faire. »
Roland Barthes

En peu de temps, notre monde est devenu tellement numérique qu’on se doit d’être très méfiant à l’égard des pratiques nées avant l’apparition de l’ordinateur. L’évolution technologique n’aurait-elle pas rendu caduc et obsolète un comportement dont on vient de montrer avec conviction qu’il était un acte artistique à part entière ? Marcher dans la ville conserve-t-il encore un sens dans l’univers numérisé ? L’art marché peut-il survivre et comment risque-t-il d’évoluer ?

Remarquons d’abord qu’Internet le fait figurer parmi ses favoris. Quand on tape « marcher en ville », Google fournit pas moins de 33 400 000 suggestions. C’est un bonheur de parcourir ces sites où s’échangent des idées pour animer la rue. Un festival, intitulé Conflux, rassemble à New York tous ceux qui souhaitent explorer, comprendre et améliorer l’environnement urbain. Que d’initiatives à rendre jaloux ! Par exemple, Tango Dérive (ainsi nommé en hommage direct à Guy Debord) consiste en un parcours effectué par des couples de danseurs de tango ; ils traversent le Williamsburg Bridge, symbole de l’immigration à Brooklyn, dans la gestuelle la plus sensuelle qui puisse être, gigantesque ballet silencieux puisque la musique leur parvient par des casques sans fil. En divers point de la toile, les participants racontent leurs dérives personnelles, et ce qu’ils ont inventé pour les rendre attractives ; leurs suggestions sont appréciées et notées par les visiteurs du site. Le numérique crée ainsi une communauté des artistes piétons et offre au promeneur indécis au seuil de la rue une provision d’initiatives à mettre en œuvre.

Au-delà de cette reconnaissance, il est intéressant de noter que la relation entre le piéton et la ville s’est modifiée sur bien des points. D’abord, la technologie s’est attachée à rendre la flânerie productive. Il est, par exemple, fait appel aux marcheurs internautes pour actualiser les plans de villes et de quartiers souvent incomplets, voir tardivement mis à jour, ou pour les enrichir de données qui n’y figurent pas comme l’emplacement des toilettes publiques, des boîtes à lettres, des containers de recyclage, ou encore pour signaler les endroits devenus impraticables et dangereux (1). Ces collaborateurs occasionnels et bénévoles s’appellent des « mappeurs ». Ils se retrouvent parfois au cours de « mapping parties » ou « campagnes de cartographie », pour explorer au plus fin un territoire. En tout cas, pour ceux que l’utilité sociale obnubile, le statut de mappeur est un moyen de donner un but à ses errances, il restera à mesurer ce que la poésie y aura perdu.

Mais plus inquiétante est l’utilisation du promeneur à son insu : considérant qu’un piéton produit 5 watts en moyenne à chaque pas, on teste actuellement un système de dalles munies de capteurs permettant de récupérer l’énergie cinétique des marcheurs et de la convertir en électricité. Bientôt peut-être les piétons éclaireront les rues et seront traités en bienfaiteurs de la ville (2).

D’ailleurs, les mathématiques s’intéressent de plus en plus aux marcheurs urbains, dans l’espoir de créer des modèles qui faciliteront la fluidité de la circulation des piétons et la prévention des mouvements de foule. Un chercheur explique ainsi qu’il ne faut plus considérer le piéton « comme une particule passive soumise à un champ de forces, mais comme un agent doué de capacités cognitives, qui adapte son comportement en fonction de ce qu’il voit, de sa culture ou des personnes qui l’accompagnent ». Deux règles semblent commander le trajet et l’allure du piéton : sa perception de l’espace libre, et la distance de sécurité qu’il maintient par rapport aux autres piétons. A partir de là, en adaptant des concepts de physique fondamentale, il est possible de prédire les comportements individuels et collectifs des piétons dans la ville, et donc de mieux les canaliser (3).

Non seulement le moderne marcheur des villes est épié dans ses attitudes, mais les nouvelles technologies rivalisent d’ingéniosité pour lui éviter de se perdre. Les téléphones intègrent maintenant des GPS comme seuls les militaires les plus exposés en disposaient il y a quelques années. On peut prendre des photos de lieux avec son téléphone en y incluant les données GPS du cliché ainsi qu’un commentaire, composant des journaux d’itinéraires en direct ou retrouvant aisément comment retourner à un endroit qu’on avait aimé. Le plaisir d’errer à l’aventure dans la ville et de se rendre étranger à son environnement ne peut plus survenir par hasard, il faut qu’une volonté farouche le commande.

Bien sûr, les artistes intègrent progressivement ces nouvelles opportunités technologiques dans leurs œuvres. Déjà, en 1966, Jean Tinguely s’était associé avec un ingénieur suédois de l’entreprise Bell Telephone, Billy Kluver, pour fonder l’EAT (Experiments in Art and Technology), association d’artistes et d’ingénieurs ayant pour but la vérification pratique des moyens offerts à l’art par les techniques modernes. J’ignore si elle fonctionne encore, mais son champ d’exercice serait aujourd’hui infini.

Un exemple significatif de cette tendance est celui que Aram Bartholl a intitulé Dead Drops, ou boîtes à lettres mortes, terme qui désignait à l’origine des caches que les espions mettaient en place dans les rues ou dans la nature et que seul le correspondant prévenu pouvait repérer. Désormais, il s’agit des clés USB contenant musiques, vidéos et documents ; elles sont disséminées dans la ville et chacun peut librement se relier. L’artiste a réalisé une vidéo pour montrer aux internautes comment ils peuvent participer au projet, en installant à leur tour une clé dans un mur et une carte recense l’ensemble des clés disponibles dans le monde. Les murs ont maintenant bel et bien la parole, la ville devient pour qui souhaite en profiter une gigantesque source d’informations et de jeux.

Il n’est pourtant pas sûr que l’espace public soit encore un lieu favorable à l’expression artistique. A l’occasion d’une exposition intitulée Performing the City : actions et performances dans l’espace public 1960 – 1980 et présentée à Paris en 2009, les organisateurs ont demandé à des auteurs de performances de cette époque s’ils trouveraient pertinent d’intervenir à nouveau dans la rue ; les réponses ne sont guère encourageantes : « Considérons objectivement le contexte actuel : tout est interdit. » ; « Désormais, et c’est bien pour eux, les artistes ont beaucoup plus de possibilités pour montrer leurs œuvres et ils n’ont plus vraiment besoin de créer des situations comme nous devions le faire alors. » ; « L’espace public, comme lieu privilégié de l’existence et de la présentation d’un travail, a fait son temps. Un groupe d’anonymes montrant son travail à un autre groupe d’anonymes, ça reviendra peut-être mais sous une autre forme. »…

Il est vrai que, aujourd’hui, le véritable espace public est constitué par Internet. Mais en même temps, la rue reste incroyablement vivante : les pochoirs et graffitis du street art rivalisent de style et d’imagination, les troupes de théâtre de rue prolifèrent – Royal de Luxe fait pleurer des villes entières. A Tours, s’est constituée une cellule de recherche intitulée Pôle des Arts Urbains et qui réunit des chercheurs de tous horizons – praticiens, universitaires et artistes urbains – pour regarder la ville autrement, « en dehors des clous », dans son « Etat Gazeux » en quelque sorte. La richesse et la diversité des projets sont fascinants (4).

S’il faut vraiment trouver des arguments pour justifier que la marche en ville a encore sa place dans la panoplie des moyens artistiques, j’en ai plusieurs à disposition. L’un vient d’Henri Bergson, expliquant dans La Pensée et le Mouvant que l’art est la preuve « qu’une extension des facultés de percevoir est possible (5) ». Tout marcheur en ville a un jour ressenti une soudaine appréhension d’émotions qui étaient présentes en nous mais non révélées. Car la réalité n’est pas livrée, il faut la produire. Et dans cet exercice, la marche possède un atout incomparable, elle est sans lieu, comme la volupté est sans durée, c’est juste un présent qui ne cesse de se renouveler. Le piéton, « flâneur visuel, collectionneur tactile » comme le définissait Walter Benjamin, détient le privilège d’être maître de sa réalité.

Pour exprimer une autre raison de ma confiance dans la pérennité de l’art marché, il suffit de remplacer « lire » par « marcher » dans cette citation de Charles Dantzig : la lecture, explique-t-il, « maintient, dans l’utilitarisme du monde, du détachement en faveur de la pensée. Lire ne sert à rien. C’est pour cela que c’est une grande chose. Nous lisons parce que ça ne sert à rien (6) ». Heureusement, marcher ne sert à rien !

 




  1. Le principal projet de cet ordre est OpenStreetMap, créé en 2006 en Grande-Bretagne : il met à la disposition des internautes des fonds de cartes que chacun peut modifier compléter ou préciser, selon le même principe que celui mis en place par Wikipédia
  2. Stéphane Thépot, « Quand les piétons éclaireront les rues des villes », in Le Monde du 28 avril 2010
  3. Mehdi Moussaïd, « Etude et modélisation du comportement collectif des piétons », in Le Monde du 3 novembre 2011
  4. www.polau.org
  5. Jean-Philippe Domecq, Misère de l’art (Calmann-Lévy, 1999)
  6. Charles Dantzig, Pourquoi lire ? (Grasset, 2010)