Pendant des siècles, les hommes ont marché par devoir : soit parce que leurs activités l’exigeaient, soit parce qu’ils participaient à des pèlerinages. Les pas sont restés liés au travail ou à la religion. Pourtant, le lien entre marcher et penser avait été établi dès l’Antiquité. Aristote, dans son école, avait fait bâtir une promenade, nommée « peripatos », qui conduisait aux temples et permettait à ses élèves de préparer leur esprit à la rencontre des dieux. Les philosophes issus de cette école furent appelés les « péripatéticiens ». Au passage, quand on se demande pourquoi il n’y a pas de féminin à flâneur, peut-être ferait-on bien de se rappeler que celui donné à péripatéticien en a exagérément déformé le sens… Mais cet exemple n’a pas suscité les amples développements qu’aurait pu provoquer la reconnaissance de cette alchimie particulière qui relie le pied à l’esprit. Se promener, aller où bon vous semble et pour le plaisir seul, est une notion qui n’est vraiment apparue qu’au xve siècle. Et il a fallu attendre longtemps encore avant qu’un artiste novateur, Jean-Jacques Rousseau en l’occurrence, ait pu écrire : « Ma vie entière n’a été qu’une longue rêverie divisée en chapitres par mes promenades de chaque jour. » Il est vrai que, par la suite, les artistes ayant lié à la marche leurs sources d’inspiration, ou le fond même de leurs œuvres, vont être très nombreux. Rebecca Solnit, qui les a traqués avec dévotion, conclut son brillant inventaire en reconnaissant que « la marche est une des constellations clairement identifiables dans le ciel de la culture humaine », et en rendant hommage à tous ceux qui ont jalonné l’histoire de cet art des pieds, « ces poètes, ces philosophes, ces révolutionnaires et ces rebelles, qui traversent obstinément hors des clous, ces amoureux des rues, ces pèlerins, ces touristes, ces montagnards et ces vagabonds par vocation (1) ».
La liste de tous ces pionniers – Søren Kierkegaard, Friedrich Nietzsche, Franz Kafka, James Joyce, Fernando Pessoa… – a été établie à de nombreuses reprises, et leur message commun est celui-ci : la marche éloigne de soi pour ouvrir au monde, mais elle renvoie également sur soi ; elle n’est pas seulement l’exercice physique applicable sur ordonnance, elle est, du moins elle peut être, une expérience existentielle complète. Il demeure cependant un mystère : pourquoi tant d’artistes se sont-ils engagés dans ce chemin et pourquoi ont-ils été si peu à répondre à la question que posait déjà Honoré de Balzac en 1833 : « N’est-il pas réellement bien extraordinaire de voir que, depuis le temps où l’homme marche, personne ne se soit demandé pourquoi il marche, comment il marche, s’il marche, s’il peut mieux marcher, ce qu’il fait en marchant, s’il n’y aurait pas moyen d’imposer, de changer, d’analyser sa marche (2) ? » Force est de reconnaître que ce qui a été un jour nommé « l’obsession ambulatoire » a envahi progressivement notre espace mental sans susciter beaucoup de réflexion sur les origines, la nature, l’intérêt de cette pratique. Ce n’est en fait qu’à partir de la révolution industrielle que la marche a cessé d’être un geste banal et quotidien pour s’ériger en manifestation, c’est-à-dire un acte délibérément choisi, une réaction contre la vitesse et l’aliénation qui caractérisent la vie moderne.