Dérives urbaines



INTRODUCTION

Au risque de donner une lance supplémentaire aux pourfendeurs de l’art contemporain, j’ose affirmer haut et fort que je suis un artiste. Cela m’est arrivé bien tard, et je ne m’en suis rendu compte que très progressivement, mais c’est aujourd’hui établi. Je l’affirme sans forfanterie, je suis un artiste !

Je l’ai découvert parce qu’un médecin a diagnostiqué chez moi une maladie dont un facteur de guérison reposait sur la marche fréquente et à rythme rapide. Suivant cette préconisation, me voilà lancé à parcourir ma ville en tous sens passant du statut de curieux à celui de chercheur ou encore du piéton passif au flâneur créatif, découvrant l’intérêt des itinéraires où s’exprime son humeur, devenant attentif à tous les signes que la rue offre et finissant par en laisser moi-même quelques-uns. Un jour, il a bien fallu le reconnaître, j’étais devenu artiste.

Comme tant d’autres avant moi, je me suis mis en scène. La marche a quitté ses défroques thérapeutiques, elle s’est affirmée comme une inspiration et, à l’instar de mes prédécesseurs illustres, j’ai laissé ma vie et mes œuvres se confondre. Marcher dans ma ville est l’activité quotidienne la plus banale que je puisse imaginer, elle n’exige ni qualification ni préparation, et pourtant, si je lui prête quelque attention, elle se laisse aisément ériger en une attitude immensément poétique... L’artiste n’est plus loin !

Je ne dis pas cela au hasard, j’ai fait des recherches. Par exemple, j’ai étudié la « Recommandation relative à la condition de l’artiste », adoptée par l’UNESCO le 27 octobre 1980 à Belgrade, dans laquelle il est inscrit : « On entend par "artiste" toute personne qui crée ou participe par son interprétation à la création ou à la recréation d’œuvres d’art, qui considère sa création artistique comme un élément essentiel de sa vie, qui ainsi contribue au développement de l’art et la culture [...]. (1) »

Ce n’est donc pas une question de don, ni même de talent, c’est juste une affaire de volonté, guidée par la conviction que derrière tout ce qu’on voit se cache un deuxième monde, plus discret et plus signifiant ; celui qui se faufile sous les apparences pour aller débusquer cette réalité-là, il est un passeur et je l’appelle artiste. La ville est pleine d’occasions de débusquer les beautés de l’arrière-plan. C’est pourquoi, à l’égal d’une toile ou d’une page blanche, la marche peut être conçue comme le support d’une œuvre artistique originale.

Mais alors, quel changement peut-on attendre de l’accès au statut d’artiste ? L’art, je crois, ne change rien au destin, il ne constitue en aucun cas une issue de secours pour les rêves inaboutis ; il permet juste de vivre sa vie avec un peu plus d’intensité ; il donne accès à des sources de plaisir là où on n’aurait même pas eu l’idée d’aller les chercher ; c’est un révélateur : il ne change pas vos yeux, il nourrit votre regard. L’art confère à celui qui s’y adonne une formidable liberté par rapport au contexte gorgé d’habitudes dans lequel, souvent par hasard, il évolue. Marcher en artiste m’a redonné du neuf. Il en prodigue à tous ceux qui s’y essaient.

L’obsession ambulatoire fait partie de la condition humaine et le lien entre marcher et penser a été établi depuis bien longtemps ; c’est sur un substrat bien épais que l’art a donc pu, plus récemment, poser le postulat d’une équivalence possible entre marcher et créer. Je veux aujourd’hui montrer qu’il est légitime de considérer la marche comme une branche de l’art contemporain, et répondre à quelques questions, autant théoriques que pratiques, auxquelles ses adeptes sont confrontés.

Cette démarche, je veux la placer sous la protection de Octavio Paz, dont je n’ai pas oublié la leçon. On sait que l’écrivain, curieux de tout et découvreur de talents, considérait l’art comme « l’une des formes les plus élevées de la vie » à condition toutefois que le créateur « échappe à un double piège : l’illusion de l’œuvre d’art et la tentation de prendre le masque de l’artiste. L’une et l’autre nous pétrifient : la première fait d’une passion une prison, la seconde d’une liberté une profession (2) ». Succomber à l’un ou l’autre de ces périls serait particulièrement malvenu pour faire l’éloge d’un art dont l’humour est l’arme principale.

Je fais appel à la complicité du lecteur pour qu’aux moments opportuns il sache ajouter de lui-même le signe de ponctuation proposé à la fin du xixe siècle par le poète français Alcanter de Brahm (alias Marcel Berhardt) et hélas oublié : le point d’ironie ! Placé à la fin d’une phrase, il indiquait que celle-ci devait être prise au second degré (3). Car, enfin, il ne faudrait pas prendre tout ceci trop au sérieux…




  1. J’ai trouvé cette définition dans l’ouvrage d’Isabelle de Maison Rouge, intitulé Salut l’artiste : idées reçues sur les artistes (Le Cavalier Bleu, 2010), et je partage son sens de la litote quand elle juge ce texte « ni tout à fait sexy ni terriblement convainquant».
  2. Octavio Paz, Marcel Duchamp : l’apparence mise à nu (éditions Claude Givaudan, 1967)
  3. En 1997, Agnès b., Christian Boltanski et Hans-Ulrich Obrist ont créé une revue périodique d’art qui porte comme titre le signe du point d’ironie ; plus de cinquante numéros ont été publiés.