L'ART ET LA REPRÉSENTATION DU MOUVEMENT
L’une des grandes questions posées à l’art tout au long de son histoire a été celle de la représentation du mouvement. Comment rendre compte du fait humain sans mettre en valeur la mobilité ? Cette difficulté de l’art n’a été définitivement résolue que par le cinéma, mais cela est l’aboutissement d’une longue bataille, dont émergent quelques figures.
Si on se réfère à l’histoire de la peinture, on peut relever que les fresques de la Renaissance ont fréquemment pour thème la marche, comme si les mouvements du corps traduisaient les mouvements de l’âme. L’évocation d’une humanité marchante provoque, en ouvrant la perspective elle redéfinit l’espace et suscite des attentes jusqu’alors cachées. En peignant en 1567 La Parabole des aveugles, Brueghel dit l’Ancien est sans doute le premier à représenter le phénomène de la chute, en la décomposant en six figures qui s’inscrivent en diagonale dans le tableau. Ce thème deviendra pour les peintres un symbole important du mouvement, figurant notamment dans toutes les évocations du jugement dernier, à l’exemple de celui réalisé par Pierre Paul Rubens en 1620. Il faudra attendre le xixe siècle pour que la représentation du mouvement intègre les rues des villes, les foules des passants, les hommes au travail. La marche va alors pouvoir être montrée pour elle-même. En 1900, Auguste Rodin sculpte L’Homme qui marche, un corps sans tête, dans une attitude de déséquilibre remarquable, comme une figuration du mouvement qui serait débarrassée du sujet. Alberto Giacometti, en 1947, amplifiera la démonstration, en associant la fragilité de la silhouette au caractère décidé du modèle, dont le pied arrière s’arrache avec violence du sol. Il a un jour expliqué : « Une femme, je la fais immobile, et l’homme je le fais toujours marchant. »
La représentation du mouvement a connu une évolution cruciale à la fin du xixe siècle, avec la découverte de la chronophotographie. Pour la première fois, en 1878, Eadweard Muybridge, en recourant à 24 appareils photos et en mettant les clichés en série, parvient à décomposer précisément le mouvement d’un cheval au galop, comme l’œil n’avait pu encore le percevoir. Cette technique sera ensuite développée par Etienne-Jules Marey, qui introduira la superposition des images. Elle apparaîtra comme un modèle pour les avant-gardes du début du xxe siècle, qui veulent transposer dans le domaine de l’art les caractéristiques de la modernité, telles que les impose la révolution industrielle. Le mouvement futuriste rassemble, à partir de 1910, des artistes italiens dont la recherche est fondée sur la représentation de la dynamique et de la vitesse. Marcel Duchamp, à travers son Nu descendant un escalier en 1914, ne fait que traduire picturalement cette technique de décomposition et de superposition des images ; mais son œuvre fait partie des prémices décisifs de l’art contemporain.
Par la suite, le corps même des artistes sera la source du mouvement. Dans notre expérience, le mouvement est spontanément perçu au travers d’un être qui se déplace, et ce déplacement forcément a un but : l’homme va d’un point à un autre. Mais il s’agit là d’une appréhension étroite des choses. Quand André Masson lance du sable sur une toile couverte de colle, quand Jackson Pollock danse autour de la toile qu’il a posée sur le sol, ne donnent-ils pas également du mouvement une représentation exacte, et d’autant plus juste que le mouvement est manifesté dans son naturel absolu, libéré de tout sens et de toute intention ?
L’art contemporain intègrera par ailleurs toutes sortes de techniques pour créer le mouvement. Dans les années 1950, le cinétisme, animé notamment par Jean Tinguely, aura recours à l’action de moteurs, mais aussi à des effets optiques ou magnétiques, pour impliquer le spectateur et le pousser à s’approprier l’œuvre physiquement. Et à partir des années 1960, la vidéo sera reconnue comme un support artistique de plein exercice. La vie des rues y occupera une place importante, car elle est une source inépuisable de « scènes inattendues, de moments de vie dérisoires, de brèves fictions », comme en a témoigné la récente exposition « L’Œil sur les rues » à La Villette. Parmi les illustrations particulièrement significatives, on compte le Roumain Călin Dan parcourant les rues de Bucarest avec la porte de la maison qu’il vient de quitter et le Camerounais Goody Leye montrant un homme qui traverse un carrefour de Yaoundé en portant un miroir.
C’est une évidence, par définition, le cinéma est l’art du mouvement. Pour les cinéastes, la marche est un sujet précieux puisqu’elle est l’outil que le corps utilise afin d’explorer le monde ; elle est une stratégie de sélection des éléments du réel pour les appeler en soi et les faire vivre. Les cinéastes de la Nouvelle Vague vont beaucoup utiliser les déambulations urbaines comme outil de réflexion, car elles induisent des pertes de repère pour les personnages du film et pour les spectateurs : en se dégageant des mythes héroïques et des sujets pittoresques, en considérant la vie dans un espace à la fois familier et énigmatique, ils renouvellent un genre pourtant récent avec l’illusion de la simplicité.
LA MARCHE ET LES SCIENCES
La marche en ville est récemment devenue un thème d’étude mobilisant beaucoup de disciplines différentes (cf. Rachel Thomas « La marche en ville. Une histoire de sens », in L’Espace géographique 2007/1, tome 36, pages 15 à 26). Parce qu’elle ne cesse d’étendre son territoire, parce qu’elle doit s’accommoder d’une évolution très rapide des moyens de déplacement, la ville pose des questions d’aménagement qui sollicitent les approches scientifiques les plus diverses. Il est significatif que la Cité de l’architecture et du patrimoine à Paris ait récemment organisé une exposition intitulée « Circuler. Quand nos mouvements façonnent les villes ». Avec optimisme, le commissaire de l’exposition s’attache à convaincre que « nous sommes sortis de l’idéologie de vitesse pour revenir à celle du parcours enrichissant », une déclaration qui constitue un indéniable encouragement aux marcheurs.
Les sciences humaines se sont donc penchées sur le sujet de la marche en ville. Les anthropologues ont mis en valeur que l’acte de la marche, traditionnel et commun à tous les hommes, n’est cependant pas identique pour tous les individus. Le mouvement est même un indicateur de la culture et du milieu social où il est mené, si bien qu’il intègre des codes implicites que le marcheur respecte et inconsciemment reproduit (cf. Marcel Mauss, Sociologie et Anthropologie [PUF, 1950]). Des sociologues ont tenté d’identifier comment s’ordonnent les comportements humains dans l’espace public, et comment l’organisation de cet espace influe sur les codes que le marcheur perçoit (pourquoi, par exemple, un piéton peut-il soudainement ne plus se sentir à sa place dans un lieu d’une ville qui lui est pourtant familière ?). D’autres recherches ont été consacrées à l’expérience charnelle que constitue la marche et à la relation quasi affective que le marcheur finit par entretenir avec la ville (cf. David Le Breton, Eloge de la marche [Metailié, 2000]).
Mais, bien entendu, ce sont les urbanistes qui ont le plus étudié la marche en ville, car l’organisation de l’espace n’a de sens qu’en fonction de l’usage qu’en font ceux qui le parcourent. La préoccupation essentielle de ces scientifiques est de gérer les flux de déplacements, et d’éviter les engorgements avec tous les risques qu’ils comportent. Dans cette approche, les mathématiciens sont fortement mis à contribution. Mehdi Moussaïd est un spécialiste de la dynamique des foules ; il a présenté une thèse intitulée Etude et Modélisation du comportement collectif des piétons et des mouvements de foule dans laquelle il démontre que le piéton n’est pas « une particule passive soumise à un champ de forces », mais qu’il adapte son trajet et sa vitesse en fonction de ce qu’il voit et de ce qu’il anticipe (cf. Le Monde du 3 novembre 2011). Ses travaux établissent par exemple que la marche à plusieurs adopte une formation en V (3 personnes), ou en U (4 personnes), pour pouvoir mener une conversation, et que ces groupes réduisent de 17 % la vitesse d’écoulement du trafic. Qu’en aurait dit Guy Debord ?
Force est de constater qu’au fil du temps les espaces réservés aux piétons ont été encombrés de parkings à motos, de poubelles, de panneaux publicitaires…, poussant quelques municipalités, et notamment celle de Strasbourg, à solliciter les urbanistes et à engager avec eux des programmes d’envergure pour rendre la ville aux marcheurs. Au-delà de la fluidité du déplacement, ce qui est en cause derrière toutes ces approches scientifiques, c’est bien la sensation qu’éprouve le marcheur. A ce stade, les sciences trouvent leur limite, car rien n’est plus personnel que la façon de s’approprier l’espace, de reconquérir la maîtrise de son rapport au monde… ou de ne pas le faire. La place est laissée à l’esthétique, l’art arrive à point nommé…