L’ ART LIBÉRÉ DE TOUT ORDRE
Une méditation de François Cheng
Dans son ouvrage Cinq Méditations sur la beauté (Albin Michel, 2006), l’académicien François Cheng s’interroge sur les caractéristiques de l’art contemporain.
« Jusqu’au début du xxe siècle, la création artistique fut placée sous le signe du beau. Les canons de la beauté pouvaient se modifier suivant les époques, le propos de l’art demeurait le même : célébrer la beauté, la révéler, créer du beau. Vers la fin du xixe siècle déjà, et tout au long du xxe, plusieurs facteurs se sont conjugués pour changer cette donne : la laideur des grandes villes, résultat de l’industrialisation forcenée, la conscience d’une "modernité" basée sur l’idée de "la mort de Dieu", l’effondrement de l’humanisme provoqué par les successives tragédies au niveau planétaire. Tous ces éléments ont bouleversé la conception traditionnelle de l’art, lequel ne se limite plus à l’exaltation du beau reconnu comme tel. Par une sorte d’expressionnisme généralisé, la création artistique, à l’instar de la littérature qui a connu un éveil plus tôt, entend avoir affaire à toute la réalité des vivants et à tout l’imaginaire de l’homme. N’ayant plus pour seule visée le beau, sauf sur le plan stylistique, elle n’hésite pas à avoir recours aux ruptures et aux déformations les plus extrêmes. »
Selon François Cheng, ce qui distingue une œuvre d’art « des autres productions humaines à but utilitaire », c’est quand même bien « la recherche de la beauté de la forme et du style ». Mais, « par ses formes toujours renouvelées, l’art authentique tend vers la vie ouverte en abattant les cloisons de l’habitude et en provoquant une manière neuve de percevoir et de vivre». Et il précise : « L’art a le don de se justifier par son existence propre, par "la chose en soi". En lui, l’homme peut puiser une raison d’être pour son existence terrestre.»
Il invoque Friedrich Schelling, qui avait montré dans Système de l’idéalisme transcendantal, publié en 1800, que le propre de l’artiste était de s’engager dans une quête de son identité propre et de l’identité du monde, et commente : « Cette identité supérieure où le moi et le monde coïncident, seul l’art peut la réaliser […] Dans l’art sont alors réunis les contraires apparemment irréconciliables que sont esprit et nature, sujet et monde, singulier et universel. »
La pédagogie de Céline Delavaux et Christian Demilly
Dans leur très beau livre intitulé Art contemporain (éditions Palette, 2009), les deux auteurs s’adressent aux curieux néophytes, petits ou grands et, en montrant, des œuvres s’efforcent de faire comprendre la démarche des artistes. Extraits :
« […] l’art est devenu un vaste terrain de jeu, où l’on peut désormais expérimenter tous azimuts, penser, rêver et rire.»
« […] l’art ne répond pas aux questions, il les pose. L’art est capable de bien plus que de nous donner l’illusion de la réalité. »
« Duchamp démontre que l’on peut créer sans utiliser un pinceau, sans même inventer une forme. C’est l’idée, la démarche, qui comptent avant tout. Cela ne veut pas dire que tout est de l’art, mais qu’à partir du moment où l’artiste le décide et que le spectateur le regarde comme tel, l’objet devient une œuvre d’art. »
« L’art contemporain est un art complice : il joue avec son public, provoque ses réactions, l’entraîne à s’interroger avec lui sur cette chose étrange qu’est l’expérience artistique. Il a surtout bien compris que sans spectateur, il n’y a pas d’œuvre. »
« L’art contemporain est un art vif et réactif, un art ancré dans la réalité, dans ce qu’elle a de plus étonnant et de plus banal. Il nous propose de voir le monde avec un regard plein de distance et d’ironie.»
« […] l’art est aujourd’hui partout, et non plus seulement dans l’espace privilégié du musée. Il vient à la rencontre du spectateur dans sa vie quotidienne et change son regard sur la réalité qui l’entoure. »
« L’art contemporain n’est pas une discipline ou un courant artistique, mais l’ensemble de ces démarches singulières. »
« L’art contemporain est un art qui doit s’éprouver, s’expérimenter : un art qui nous engage en tant qu’être humain, un art à vivre. »
« A l’opposé du culte du chef d’œuvre, de la virtuosité technique, l’art contemporain rappelle que toute œuvre n’est finalement qu’une image, qu’il n’y a rien de sacré là-dedans : les artistes sont de simples êtres humains, et leur art s’adresse à tous. »
LES ARTS DÉCALÉS
Ce n’est évidemment pas un hasard si le monde artistique s’est récemment ouvert à des pratiques marginales, en rupture avec les critères traditionnels de l’art. Trois exemples, parmi d’autres : l’art brut, l’art modeste, l’art du quotidien, chacun ayant désormais un musée emblématique.
L’art brut et la Collection de l’art brut de Lausanne
La documentation du musée de Lausanne propose cette définition :
« Les œuvres d’art brut sont réalisées par des créateurs autodidactes. Marginaux retranchés dans une position d’esprit rebelle ou imperméables aux normes et valeurs collectives, les auteurs d’art brut comptent des pensionnaires d’hôpitaux psychiatriques, des détenus, des originaux, des solitaires ou des réprouvés. Ils créent dans la solitude, le secret et le silence, sans se préoccuper ni de la critique du public ni du regard d’autrui. Sans besoin de reconnaissance, ni d’approbation, ils conçoivent un univers à leur propre usage, comme une sorte de théâtre privé, souvent énigmatique. Leurs travaux, réalisés à l’aide de moyens et de matériaux généralement inédits, sont indemnes d’influences issues de la tradition artistique et mettent en application des modes de figuration singuliers. »
C’est à Jean Dubuffet qu’on doit cette reconnaissance. Il écrivait joliment : « L’art ne vient pas coucher dans les lits qu’on a faits pour lui ; il se sauve aussitôt qu’on prononce son nom : ce qu’il aime c’est l’incognito. Ses meilleurs moments sont quand il oublie comment il s’appelle. »
A partir de 1945, il est parti à la recherche de ces artistes hors normes, et il a fait don en 1972 à la ville de Lausanne des 5 000 œuvres qu’il avait réunies. La Collection de l’art brut de Lausanne possède aujourd’hui plus de 60 000 œuvres.
Les arts modestes et le musée international des Arts modestes de Sète
Les arts modestes, si on se réfère aux indications du musée de Sète qui leur est consacré, se définissent à la fois par la nature des œuvres et par les exigences imposées aux spectateurs. Les « objets modestes » font appel à plusieurs critères : ils sont extraits du quotidien mais sollicitent l’imaginaire ; ils sont simples et bon marché ; ils peuvent être des produits manufacturés ou des objets uniques faits par tout un chacun. Quant au « regard modeste », il se caractérise par une absence totale d’esprit critique, de recours à l’érudition ou à la dérision ; il doit éliminer tout scrupule à l’égard du mauvais goût et privilégier le plaisir sur la culture.
C’est Hervé Di Rosa qui est à l’origine de l’expression et de ce qu’elle recouvre. En 1990, il a rencontré Bernard Delluc, grand collectionneur des objets du quotidien. Ensemble, ils ont créé l’Association de l’art modeste, qui a donné naissance au musée de Sète.
L’art bricolé et le musée de Salagon
Pierre Martel, fondateur d’un mouvement de sauvegarde du patrimoine de Haute-Provence, avait organisé une exposition en 1980 intitulée « L’invention rurale, des travaux et des jours » : il mettait en valeur des objets utilitaires faits avec les moyens du bord, à partir de matériaux hétéroclites et d’emprunts à la nature, et ces objets – fruits de la nécessité et de l’absence de moyens financiers – traduisaient aussi un talent d’invention et de poésie qu’il est légitime de qualifier d’art. Dans son ouvrage La Pensée sauvage (Plon, 1962), Claude Levi-Strauss a comparé le bricolage à la pensée mythique, l’un et l’autre reposant sur une « incessante reconstruction à l’aide des mêmes matériaux ». Le bricoleur est celui qui œuvre de ses mains et qui réinvente chaque fois un processus. « La poésie du bricolage lui vient aussi, et surtout, de ce qu’il ne se borne pas à accomplir ou exécuter ; il parle, non seulement avec les choses […], mais aussi au moyen des choses : racontant, par les choix qu’il opère entre des possibles limités, le caractère et la vie de son auteur. Sans jamais remplir son projet, le bricoleur y met toujours quelque chose de soi. » De ce fait, l’art entre dans sa démarche : « tout le monde sait que l’artiste tient à la fois du savant et du bricoleur ».
La collection de Pierre Martel, enrichie d’autres « objets de peu », est présentée au musée de Salagon, à Mane dans les Alpes-de-Haute-Provence, sous le titre « Objets rafistolés, rapetassés, bricolés ».
L’art du quotidien et le musée de l’Innocence d’Istanbul
L’une des plus récentes illustrations de l’art du quotidien a été fournie par l’écrivain turc Ohran Pamuk. Son livre Le Musée de l’innocence a été publié en français chez Gallimard en 2011 ; il raconte en 83 chapitres l’amour impossible de Kemal pour Füsun. Mais parallèlement à l’écriture de ce livre, l’auteur a glané dans la ville des bibelots et des vieilleries du quotidien et les a réunis dans des vitrines pour illustrer chacun des chapitres, à la façon dont étaient constitués les cabinets de curiosité au xviiie siècle. Une maison d’Istanbul a été aménagée pour abriter ce musée ; « à petite échelle, c’est un peu un musée de la vie quotidienne urbaine et bourgeoise », dit Pamuk et, au-delà, c’est une démonstration de la « porosité de la frontière entre l’imaginaire et le réel. »