Dérives urbaines



CHAPITRE 7.
POURQUOI L’ART MARCHÉ SE PRÊTE-T-IL PARTICULIÈREMENT À L’ENGAGEMENT POLITIQUE ?



LE LIEN SOCIAL DE PROXIMITÉ

S’il est un endroit où les pouvoirs publics ne peuvent intervenir pour créer du lien social, où même ils ne disposent d’aucune légitimité pour le faire, c’est bien dans la proximité de ce qu’on appelle « le voisinage ». Et pourtant, c’est à ce niveau-là que se révèlent les besoins les plus urgents et les plus secrets, c’est dans cette vie-là que se nouent les plus efficaces complicités. Depuis quelques années, une association s’est constituée pour encourager la solidarité entre voisins et lutter contre l’indifférence et le repli sur soi, avec pour slogan : « Les bons côtés d’être à côté ». Ses initiatives rencontrent un succès grandissant. L’art a bien sûr sa place dans la reconquête du voisinage, on va le trouver dans le théâtre à domicile, dans la musique des fêtes de voisins, dans la décoration des parcelles de rues…. Accessoirement, nous avons tous une vocation artistique quand il s’agit de nous adresser à ceux qui nous entourent, je vous encourage à consulter le site www.chersvoisins.tumblr.com, qui collationne les mots affichés dans les ascenseurs, les notes de gardiens ou de syndics, avec des perles du genre : « J’ai trouvé quelque chose, si vous pensez que vous avez perdu quelque chose, c’est peut-être ça », signé appartement 8.

La marche en ville participe naturellement à cette tâche de créer du lien social de proximité ; on en trouve une belle et originale illustration dans sur le blog de Nicolas Pinier, Voyage à l’autre bout de la rue. L’artiste est né en 1969. Il se définit lui-même comme un activiste, citant différents métiers qu’il a exercés comme ivressologue, expert en files d’attente, déménageur de jardins, livreur d’art à domicile… Il a passé une année à Berlin en tant qu’« explorateur en botanique culturelle ».

En décembre 2008, il a entrepris une curieuse aventure : partir pendant trois semaines voyager à l’autre bout de sa rue, une petite rue (250 mètres) de la ville de Metz, la rue de la Glacière. L’idée est que s’il est devenu très facile de partir relativement loin, il est en revanche devenu également très difficile de connaître ses voisins. L’aventure, donc, c’était de « considérer qu’il y avait du lointain dans le proche ». L’objet ne pouvait pas être le dépaysement, puisque le paysage restait le même, aussi connu et quotidien qu’auparavant ; l’objet devait résider dans les rencontres ; cela sans oublier que se mettre dans une situation de voyage suffit à susciter en soi une plus grande disponibilité.

Voyager, même dans sa rue, nécessite un équipement de voyage et de « troquer les habits du quotidien » pour ceux du voyage. En esthète accompli, il a acheté un bonnet péruvien pour mettre dans sa tenue une touche d’exotisme.

Pendant trois semaines, donc, il a arpenté le quartier et parlé avec les inconnus qu’il croisait. Tous les jours, à 18 heures, il tenait une permanence au café Jeanne d’Arc, pour rencontrer les gens qui souhaitaient comprendre ce qu’il faisait. Et puis, le soir, il allait coucher chez ceux qui voulaient bien l’accueillir. Ce qu’il a ainsi réalisé est important : il a suscité une mémoire collective, à échelle réduite certes, composée de micro-aventures, mais aussi une solidarité réelle partagée avec ses voisins. Lui-même en a gardé quelques traces tangibles, comme un caleçon rétréci après passage dans la laverie automatique, ou une carte postale qu’il avait envoyée à sa femme pour lui dire… qu’il était bien arrivé.

Je ne crois pas que cet exemple doive être considéré comme anecdotique. L’art est sollicité dans beaucoup de situations où les enjeux sociaux et sociétaux ont besoin d’être mis en valeur afin d’être « visualisés » ; et chaque fois, l’art est appelé à inventer de nouveaux outils et de nouvelles formes pour alerter et convaincre. On lui demande à la fois de participer à la construction d’une pensée autonome dans la société et de contribuer à bâtir une citoyenneté. La culture et la société ont partie liée ; quand on touche à l’un, c’est l’autre qu’on abat. Alors, on peut (on doit !) s’amuser du voyage de Nicolas Pinier, mais on peut (on doit !) écouter ce que sa démarche nous apprend.




LA PRATIQUE SOCIALE ARTISTIQUE

Ce qu’on regroupe souvent sous l’appellation de « pratique sociale artistique » est une tendance de l’art contemporain qui préconise une approche participative du public et qui, le plus souvent, est menée à l’initiative d’organisations communautaires. Le mouvement est ancien, il remonte aux années 1960, associé alors à la contre-culture américaine ; il semble bien qu’il fasse aujourd’hui l’objet d’un renouveau, en réaction notamment à un marché de l’art particulièrement élitiste.

Cet art utilise toutes sortes d’outils, fabrication d’objets, performances, investigations… Creative Time, une association à New York, a ainsi initié des projets très divers, proposant des logements à des artistes, transformant des terrains vagues en jardins, organisant des réunions publiques sur les difficultés raciales ressenties dans une ville… L’art est considéré comme un support pour constituer des communautés ayant leur propre vision de ce qui définit le bien commun ; l’art est utilisé pour réunir des gens autour d’une idée. Et ainsi, il peut contribuer à provoquer des changements sociaux, modestes peut-être, mais exemplaires. Par exemple, quand Mike Kelley reconstitue la maison de son enfance dans le musée de Detroit, il ajoute au protocole conclu avec le musée le souhait que cette structure soit utilisée comme un lieu d’accueil de programmes éducatifs.

Une autre artiste américaine, Martha Rosler, confie que sa « démarche est celle de faire un art qui mettrait en lumière les questions souterraines, comme la façon dont nous vivons nos vies, ou la manière qu’ont les Etats-Unis de gérer les affaires en notre nom». Pour susciter de telles interrogations, elle recourt à toutes sortes de supports, peintures, collages, photomontages, vidéos, performances… En 1989, elle a diffusé pendant six mois sur un panneau lumineux de Times Square à New York une annonce dénonçant la précarité sociale et affirmant que le logement est un droit de l’homme. En 2004, elle a présenté des aménagements où des photos de scènes de guerre en Irak étaient étrangement mises en valeur dans les intérieurs design d’appartements bourgeois. Son art est clairement militant, elle tente d’élaborer de nouveaux moyens pour une pratique sociale engagée.

Souvent, ces démarches artistiques font appel à de réels talents d’organisateurs. En Hollande, dans les années 1990, l’Atelier Van Lieshout a installé, à Rotterdam, Red Bathroom, une salle de bains mobile proposée en libre usage aux habitants, occasion de participer à l’équipement urbain, tout en interrogeant les politiques sociales et sanitaires mises en œuvre par l’Etat. Plus ambitieux, le laboratoire Stalker (dont nous avons déjà suivi les marches d’arpenteurs) a mis en place à Rome un centre d’accueil pour les réfugiés politiques ou économiques, qu’ils ont défini comme un « centre culturel multiethnique-laboratoire d’art urbain », consistant en fait à offrir abri, nourriture et service de coiffeur à des nécessiteux.

En France, les initiatives autour de ce mode d’intervention ont été également nombreuses, à l’image notamment des activités d’Echelle Inconnue que nous évoquons par ailleurs. Je voudrais ici signaler ce qui a été mis en œuvre par les GPAS (Groupes de Pédagogie et d’Animation Sociale) : leur vocation est d’engager des initiatives profondément insérées dans un milieu social, en s’efforçant de susciter des interrogations parmi les participants et d’encourager le débat dans la population. Par exemple, à Brest, le plasticien Romain Louvel a recensé les déplacements des habitants d’un quartier, il les a matérialisés sur le sol et reproduits sur une toile géante qu’il a présentée dans le quartier (Allées et Venues, 2002) : il montre du quartier un élément essentiel de sa vie, qui pourtant ne se laisse jamais voir, et il suscite des questions sur les modes de vie, sur l’aménagement urbain, sur les équipements que les habitants peuvent aisément s’approprier et dont ils assumeront ensuite la gestion.

Autre initiative originale, en 2005, Les Maisons d’enfants de Kéanroux : un appareil photo a été donné à plusieurs enfants pour qu’ils prennent des images de leur quartier en « déconstruction », et chaque enfant a été invité à disposer ses photos à l’intérieur d’une boîte en bois, d’une dimension telle que seuls les enfants avaient la possibilité d’y accéder. Alors que les adultes ont toujours tendance à interpréter les pensées des enfants et à traduire leur langage, cette fois ils étaient empêchés de le faire, ils étaient contraints d’accorder confiance aux récits que les enfants eux-mêmes leur faisaient de leur environnement commun ; la vision et le pouvoir avaient changé de mains.

Et que penser de ce projet consistant à concevoir des « trousses de survie sociale » ? A la façon des trousses de toilette, ou de pharmacie, ou de bricolage, peut-on concevoir un support permettant de recueillir tout le matériel nécessaire pour vivre socialement dans un territoire donné, des papiers d’identité, une adresse Internet, un compte en banque, des billets de transport, et quoi d’autre ? Finalement, de quoi avons-nous besoin pour vivre en citoyen dans un lieu, travailler, se déplacer, consommer… Et aurions-nous besoin des mêmes matériels dans un autre lieu ?

Alors, est-il légitime de penser que l’art puisse provoquer des changements sociaux ? Ce n’est évidemment pas sa vocation, mais, on l’a vu, il est bien tentant de le solliciter. En tout cas, dans une période de crise comme celle que nous connaissons actuellement, le problème posé aux artistes est sans doute moins la représentation que l’action. D’où peut-être une plus grande tendance à participer à ce que le philosophe Jacques Rancière a joliment nommé « le partage du sensible », c’est-à-dire mettre de l’huile dans les rouages de la vie sociale, devenir un « multiplicateur » de la démocratie.