LA SERENDIPITÉ DANS LES ARTS
Pauline Klein a su exprimer précisément comment la marche devient art. Dans son ouvrage Fermer l’œil de la nuit (Allia, 2012), elle fait le portrait d’un artiste sans œuvre autre que l’attention qu’il porte aux hasards croisés dans les rues : « La vie se charge de lui envoyer des tableaux que, petit à petit, il rassemble dans son intimité, telle une œuvre qu’il construit dans le silence de son regard solitaire. » Cette construction, qui transforme le piéton en artiste, j’ai choisi de l’appeler « sérendipité », et le concept a été invoqué dès le premier chapitre de ce document.
Ce terme, encore inconnu des dictionnaires, est étrangement devenu à la mode, utilisé comme une marque pour enfants ou comme une enseigne pour des restaurants branchés. Pourtant, le terme anglais, serendipity, fut utilisé pour la première fois il y a bien longtemps, en 1754 ; il faisait allusion à un conte persan, intitulé Les Trois Princes de Serendip (on dirait aujourd’hui du Sri Lanka). Trouver à la faveur du hasard ce que nous ne cherchions pas méritait bien un mot spécifique, tant il y a de domaines, scientifiques ou psychologiques, qui doivent au hasard quelques grandes avancées. Dans celui qui nous occupe, cette chance, cette surprise que nous réserve parfois la marche en ville survient, selon les termes de Cocteau, quand « la poésie dévoile les choses surprenantes qui nous environnent et que nos sens enregistraient machinalement ». Le poète Wilhelm Willms a exprimé cette irruption du sens sous une forme très proche : « Toutes choses ne sont qu’accidents sans signification, œuvres du hasard, à moins que votre regard émerveillé qui les sonde, les connecte et les ordonne, ne les rende divines… » Voilà bien décrite la pratique du marcheur-artiste. Je voudrais ici évoquer quelques exemples d’artistes ayant fait appel dans leur œuvre à une conception profondément sérendipienne, pour illustrer la diversité des approches possibles.
Léon-Paul Fargue : poétiser le réel. Une première méthode utilisée par les écrivains pour donner à notre environnement une signification qui nous était cachée consiste à transfigurer la réalité par un langage poétique. Dans Le Piéton de Paris, en 1932, Léon-Paul Fargue décrit ainsi ses promenades dans le Xe arrondissement : « Il est bon d’avoir à la portée de l’œil une eau calme comme un potage de jade à la surface duquel cuisent des péniches, des passerelles aux courbes d’insectes amoureux, des quais robustes et désespérés, des fenêtres fermées sur des misères violentes, des boutiques pour lesquelles le métro aérien imite Wagner et Zeus, des garnis lourds et bruns comme des algues, de belles filles de boulevard poussées dans ce jardin sévère avec la grâce littéraire des ancolies, des bougnats, des trains qui ont la longueur d’un instant de cafard, des chats qu’on sent lourds de moulins à café, des potassons sédentaires, des bouifs centenaires, des dentistes quaternaires…, le tout auréolé des fumées des trains et des bateaux qui barbouillent les ponts de savon à barbe et font penser à la géographie. »
Paul Auster : dramatiser l’existant. A l’opposé du spectre, Paul Auster, dans Le Voyage d’Anna Blume, publié en 1989, recourt à un univers de science-fiction pour nous rendre sensibles à notre environnement. Anna écrit une lettre à un ami d’enfance à qui elle raconte comment elle a dû s’adapter à un pays, « le pays des choses dernières », où elle recherchait son frère. Elle décrit une ville plongée dans l’anarchie et dominée par des gangs meurtriers : « Par bribes, la ville te dépouille de toute certitude, il ne peut jamais exister de chemin tracé d’avance, et tu ne peux vivre que si rien ne t’est nécessaire. Tu dois pouvoir tout changer de but en blanc, laisser tomber ce que tu fais, repartir en arrière. A la fin, tout peut arriver. Par conséquent il te faut apprendre à déchiffrer les signaux […] L’essentiel est de ne pas s’accoutumer. Car les habitudes sont mortelles. Même si c’est la centième fois, il faut aborder chaque chose comme si on ne l’avait jamais rencontrée. Peu importe combien de fois, ce doit toujours être la première. Ce qui est pratiquement impossible, je m’en rends bien compte, mais c’est une règle absolue. » Survivre dans cet univers de menace et de peur et marcher en artiste font appel aux mêmes impératifs. Ce n’est pas un hasard : marcher dans une grande ville peut être une vraie aventure. Comme l’écrit Rebecca Solnit, « le danger, l’exil, la découverte, la transformation, on trouve tout ça en bas de chez soi, devant sa porte ».
Robert Adams : revivifier l’environnement. L’art est un accident salutaire. Il est une façon de voir. Le photographe américain Robert Adams a écrit quelques remarquables Essais sur le beau en photographie (Fanlac, 1996). On y découvre à quel point l’artiste a conduit son travail pour échapper à la déception que lui inspire le monde. Dans l’introduction intitulée « Un monde sans ironie », Jean-François Chevrier explique que Adams « est convaincu que l’attention (ou la réception) esquisse une rédemption de la laideur et de la banalité qui caractérisent la nature déchue, corrompue, de l’environnement contemporain ». La photographie est naturellement une technique pour transformer le réel, en modifier les dimensions, y guetter le détail inattendu. Elle est une invitation à redécouvrir ce qu’on croyait connaître, elle est par excellence une démarche qui relève de la sérendipité.
Eric Duyckaerts : la pédagogie savante. Je veux rendre ici un hommage particulier à un artiste étrange nommé Eric Duyckaerts qui a réalisé en 2011 le film Euristique (production Mac Val). Avec tous les attributs d’un savant professeur s’adressant à un public de spécialistes, l’artiste improvise face à la caméra une conférence sur l’art d’inventer, qu’il découpe en cinq chapitres : l’un d’eux, le dernier, s’appelle « Serendipity ». Il y a dans sa démarche à la fois beaucoup de connaissances et beaucoup d’humour. Il y a aussi une interrogation fondamentale sur la nature de l’art et le portrait de l’artiste. Il me paraît significatif qu’au cœur d’une telle recherche l’auteur ait retenu le thème de la sérendipité, ne cherchez pas, soyez juste attentifs et vous trouverez… en artistes !
VISITER LA VILLE EN ARTISTE
Le piéton souhaitant échapper à son statut pour gagner la qualité d’artiste-marcheur n’est pas abandonné à son destin, quelques fées sont apparues pour l’aider. En voici deux exemples en plein développement.
Des déambulations à vocation artistique sont désormais organisées par les municipalités. Depuis longtemps déjà, des chasses aux trésors animent régulièrement les rues des villes, proposant aux piétons des parcours inusuels et des méthodes festives pour sillonner la ville. A Paris, l’une a eu pour thème l’Amour : à partir de lettres échangées entre deux amoureux, les participants devaient découvrir le lieu de leur dernier rendez-vous. La ville a aussi organisé des « déambulations monumentales », dénommées « Figures libres » : un soir, à la nuit tombée, sur un parcours allant de part et d’autre du périphérique, des portraits géants, ou des séquences tournées en direct, ont été projetés sur les façades d’immeubles. C’était une balade visuelle et sonore inhabituelle, un détournement ponctuel de l’espace public avec la complicité des piétons. De façon plus pérenne, la mairie de Paris a élaboré une carte dénommée « A nous deux Paris », sur laquelle figurent les lieux des grands romans classiques, de Stendhal à Proust, permettant aux piétons de télécharger gratuitement les romans cités et de les lire dans les endroits mêmes pour lesquels ils ont été conçus. D’autres initiatives adoptent une approche plus intime. Mathias Poisson et Alain Michard, de la compagnie Louma, ont imaginé guider dans la ville des promeneurs équipés de lunettes floues, faisant ainsi apparaître « des sonorités, des températures, des odeurs habituellement masquées par la prédominance des images ». Dans le même esprit, Martin Chaput et Martial Chazallon, proposent des promenades à l’aveugle, les participants marchent les yeux bandés, « une invitation à redécouvrir ses états de corps de citadin, à inventer, s’approprier, imaginer un autre espace urbain privé d’un sens ».
Autre approche pour venir en aide aux artistes en herbe, fournir des outils permettant de s’exprimer dans la rue. Un exemple très significatif est celui proposé par Keri Smith, dans un ouvrage intitulé REVEillez la rue ! (Hoëbeke, 2012). Son manuel détaille les techniques de fabrication des pochoirs, des tampons, des autocollants, des bombes à graines… Il suggère des initiatives simples à réaliser : établir le plan d’un site avec ses points d’intérêt préférés ; laisser dans la rue des petits mots signalant des détails de décor intéressants, ou des lettres d’amour anonymes ; coller des yeux découpés dans du papier sur des objets urbains, comme les parcmètres ; créer un arbre à vœux en accrochant des banderoles aux branches… Elle explique : « L’art urbain peut être tout ce que vous souhaitez qu’il soit : une idée, une expression, un mouvement, une expérience, un exutoire, un lien, une explication, un défi, un jeu, une déclaration, une performance, une attitude, une pratique, une improvisation, un rituel. » Le champ est large, les moyens infinis et modestes, l’objet est celui qu’a fixé Henri David Thoreau, cité en exergue du livre : « C’est une chose que de savoir peindre un tableau en particulier, ou de sculpter une statue, et ainsi de fabriquer quelques beaux objets ; mais il est bien plus glorieux de sculpter et de peindre l’atmosphère même, le médium dans lequel plonge notre regard. Affecter la qualité du jour : voilà le plus supérieur des arts.» Et il est accessible à tous…