Dérives urbaines



CHAPITRE 2.
POURQUOI EST-IL PLUS INTÉRESSANT DE MARCHER EN VILLE QUE DANS LA NATURE ?



LES VILLES DANS UNE PEINTURE D'AMBIANCE

C’est bien sûr à Italo Calvino qu’il faut dédier le plus vibrant hommage. L’auteur des Villes invisibles (Gallimard, 1972) a imaginé une foule de villes qu’il décrit par l’ambiance qu’elles dégagent. Chacune a son histoire, même si « la ville ne dit pas son passé, elle le possède pareil aux lignes d’une main, inscrit au coin des rues », mais plus encore chacune s’offre à l’imagination de celui qui la parcourt : « Cette ville qui ne s’efface pas de l’esprit est comme une charpente ou un réticule dans les cases duquel chacun peut déposer ce qu’il veut se rappeler. » Calvino avait bien pressenti que l’uniformité menaçait. « En voyageant, on s’aperçoit que les différences se perdent : chaque ville en arrive à ressembler à toutes les villes, les lieux les plus divers échangent forme, ordre, distances ; une informe poussière envahit les continents. Ton atlas garde intactes les différences ; cet assortiment de qualités qui sont comme les lettres d’un nom.»

Bien des écrivains se sont inscrits dans sa continuité et ont cherché à capter les caractères qui distinguent une ville de toutes les autres. Au hasard des lectures, j’ai relevé quelques descriptions de villes où les pierres et les sens se mêlent pour planter un décor, dans une formule définitive. Exemples :

PALERME : « Je veux de l’inutile, du majestueux, je veux des bustes en marbre sur des façades lépreuses, je veux des rues où l’on s’égare, un labyrinthe, un dédale, les chansons hurlées de mon quartier et les bars grands ouverts, je veux des dieux à triple visage et des allégories aux carrefours, je veux de l’inexplicable, de la légende et des dragons, de vastes jardins et des gerbes d’étoiles, je veux Palerme…» Edmonde Charles-Roux, Oublier Palerme (Grasset, 1966)

NAPLES : L’auteur expose ce que son style doit à l’endroit où il vit. « La ville et ses habitants y sont pour quelque chose dans cette respiration apprise là, soupirs de soulagement, bouffées de colère, catarrhes de toux et d’éclats de rire, air salé avalé en silence. Mon écriture vient de l’haleine soufrée de la solfatare, de l’oxyde de carbone d’un brasero allumé dans les petites pièces des ruelles glacées et qui asphyxiait. Elle vient du souffle de café torréfié chez soi, du gargouillement de la casserole où bout toute la nuit la sauce épaisse pour le dimanche à la chaleur d’une bougie. » Erri De Luca, Le Jour avant le bonheur (Gallimard, 2010)

BERLIN : « La rue berlinoise ne devrait pas s’érotiser de sitôt. Elle est trop libre, paisible et sans façon pour s’émouvoir. Il y a ici une sérénité féminine très rare de par le monde, qui n’est encore que plaisante mais pourrait un jour tourner à la grâce. » Jean-Yves Cendrey, Honecker 21 (Actes Sud, 2009)

MANILLE : « Il faut des heures pour la traverser. Une ville rotative, un grand huit à l’infini avec dans la marmite des fortunes diverses. Banques de verre et maisons de carton, c’est une ville aux miroirs éclatés, une cité reflet, une ville cinoche qui chante à tue-tête et se montre pour cacher l’essentiel. » Bernard Giraudeau, Cher Amour (Métailié, 2009)

HANOI : « La circulation […] est comme la vie même, généreuse, inépuisable, dynamique, perpétuellement en mouvement et en constant déséquilibre, et c’est éprouver intensément le sentiment de vivre que de se laisser glisser dans son cours et de s’y fondre. » Jean-Philippe Toussaint, Autoportrait (à l’étranger) (Editions de Minuit, 2000)

TOKYO : « Sortir ? Bien sûr, mais pour aller où ? On ne sort pas pour sortir, cela ne va pas de soi. On ira voir un jardin inédit du côté de Nanzen-ji, le nouveau magasin en vogue… II y a pourtant une bien jolie onomatopée pour dire flâner : burabura aruku.» Elena Janvier, Au Japon ceux qui s’aiment ne disent pas je t’aime (Arléa, 2012)

BOGOTA : « Il faut dire que Bogota est entourée et farcie de misère. Et de danger. Durs îlots de violence […] comme des calculs dans les reins. Bogota a vaguement la forme d’un rein, appuyée sur ses montagnes, nauséabonde, boudinesque.» Antonio Caballero, Un mal sans remède (Belfond, 2010)

DUBAI : « […] fantasmagorie consumériste, gigantesque ghetto pour milliardaires nomades, modèle d’univers virtuel où perdre la tête […] » Maylis de Kerangal, Naissance d’un pont (Gallimard, 2010)

Dans le même ouvrage, l’écrivain donne également cette définition qui pourrait s’appliquer à toutes les mégalopoles : « […] rues rapides comme des moteurs centrifuges et gratte-ciel ouverts sur le ciel dispendieux de la bonne fortune : puissance effective du territoire. On y croise ce qui fait le gros bouillon d’une ville, on y entend les spasmes du béton et la scansion violente des cœurs immergés dans une turbulence commune.» Ou, à l’inverse, cette évocation de Paris par Paul Nizon dans Les Carnets du coursier (Actes Sud, 2011) : « Quand j’émerge au grand jour par l’escalator ou les escaliers du métro – et parfois j’en suis pris de vertige –, la ville m’entoure de toute part : le large trottoir, les bonnes grisailles, l’éventaire du fleuriste, le fronton vitré des terrasses, la foule, la feuille morte qui tombe doucement, le soupçon de ciel, la lumière aux tons urbains, les rues qui se déploient à tous les vents comme des bannières, sans jamais un hiatus ou un vide, et le grondement, le vrombissement, le tourbillonnement de la circulation. » 

Régine Robin a consacré un livre, Mégapolis. Les derniers pas du flâneur (Stock, 2009), à cinq grandes villes (Tokyo, Londres, Los Angeles, Buenos Aires, New York), des « cités monstres, mutantes, aux contours indécis », qu’elle parcourt à pied et dont elle décrit l’ambiance, « l’authentique et le toc, les néons ou la lumière d’un couchant, le monumental comme l’atmosphère d’un coin de rue, la mélancolie d’un quartier déglingué et les rubans enchevêtrés des échangeurs routiers ». Le livre s’ouvre sur cette irrésistible invitation : « D’où me vient cette passion des grandes villes, des capitales ? Aujourd’hui comme autrefois, c’est le pavé des villes qui m’enflamme, les rues, leur animation, les places, les monuments, les illuminations le soir, les enseignes de néon, le trottoir mouillé après la pluie, l’odeur du métro, le bruit du bus approchant l’arrêt, le klaxon du taxi qui cherche à brûler le feu rouge, les femmes se hâtant de rentrer avec leurs filets à provisions, les jeunes en bande, braillant en descendant le boulevard en rollers, les amoureux qui continuent à se bécoter sur les bancs publics. »

 




LA VILLE VÉGÉTALE

Si on n’y prend pas garde, bientôt ville et campagne ne seront plus ces concurrents qu’a stigmatisés Guy Debord ; les villes seront devenues les sanctuaires de la biodiversité. J’ai lu, lors d’une exposition au musée d’Histoire naturelle de Marseille, que déjà à Zurich (un million d’habitants) vivent 1 211 espèces végétales, soit deux fois plus que dans une zone de même surface du plateau suisse.

Richard Reynold a fondé en 2004 un mouvement baptisé Guerilla Gardening, qui a fait de cet enjeu écologique sa mission (www.guerillagardening.org). Des commandos de jardiniers clandestins parcourent les villes ; ils plantent des fleurs dans les interstices des trottoirs ; ils bombardent les endroits laissés en friche de seed bombs, fabriquées à partir d’argile, de terre, de compost, d’eau et de graines de plantes vivaces ; ils collent sur les murs des tags de mousse destinés à prospérer. Des designers se sont vite associés au mouvement pour fournir les armes de la rébellion : ils ont conçu des outils de jardinage camouflés sous les costumes de ville, ou bien un dispositif poétique permettant de larguer des bulles de savon ensemencées à partir d’un vélo. La démarche s’amplifie sans cesse et a maintenant gagné les grandes villes du monde entier. Avec le temps, il apparaît bien que son objet est moins de préserver la nature que d’attester que la sphère publique ne doit pas rester l’apanage des « spécialistes », chacun est appelé à participer à son aménagement.

En 2005, un collectif d’artistes américains dénommé Fallen Fruit a établi une carte permettant de localiser à Los Angeles tous les arbres fruitiers dont les branches poussaient au-dessus des lieux publics. Ils ont organisé des marches collectives de nuit et des soirées de récolte. C’est une dimension qu’on retrouve dans toutes les initiatives touchant à la ville végétale : le souci d’intégrer une dimension sociétale, de créer des ponts entre les gens autour d’une préoccupation commune. Louis Aragon, qui aimait tant les villes, avait déchaîné son agressivité contre ceux qui chérissent leur jardin, il disait que c’est un lieu où l’homme se défait et retourne à une « puérilité d’arrosoir » ; peut-être réviserait-il aujourd’hui son jugement.

Les artistes intègrent maintenant fréquemment des préoccupations écologiques dans leur œuvre. Voici deux exemples récents. A Brest, l’architecte espagnol Enric Ruiz Geli a mis en place un Arbre emphatique, dont le tronc et les branches sont en métal, mais d’où s’échappent également du lierre, des lauriers, de la véronique, des arbousiers…, qu’un système de goutte-à-goutte alimente ; des caméras ont même été installées pour permettre aux passants de suivre les développements de la vie qui s’attachent à l’arbre (leblogdelaville.canalblog.com). A Paris, dans le jardin des Grands-Moulins, les designers Vaulot & Dyevre ont installé des décorations qui composent une sorte de village perché, constitué de petites maisons en bois formant comme un essaim ; leur fonction est de fournir des abris à tous les insectes du secteur…

Pour une approche plus traditionnelle de Paris, ville végétale, le guide Petits Bonheurs parisiens à l’usage des amateurs de poésie urbaine, de Françoise Besse et de Jérôme Godeau (Parigramme, 2010), fournit de beaux repères : un cerisier du Japon dans un jardin blotti contre le flanc de Saint-Gervais, rue des Barres ; un hêtre pleureur dans le square situé au fond de la rue Récamier ; un cèdre planté par Chateaubriand et maintenant « encagé » dans la façade de la Fondation Cartier ; un mûrier séculaire à l’intérieur de l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts… Je signale pour ma part un beau marronnier d’Inde planté en 1893 dans le square René-Le-Gall.)